Premières rencontres de l’Institut Européen Est-Ouest

La censure sous Alexandre Ier vue par un diplomate français

 

 

La censure sous Alexandre Ier vue par un diplomate français

 

Véra MILTCHINA
Chercheur indépendant, membre de l’Union des écrivains de Moscou

 

Parmi les sources historiques les dépêches diplomatiques occupent une place à part. Elles attirent d’habitude l’attention des historiens de la politique extérieure  ; pourtant les diplomates étaient obligés de parler dans leurs dépêches non seulement de la situation «  internationale  », mais aussi de décrire les réalités de la politique «  intérieure  » du pays dans lequel le hasard de leur carrière diplomatique les avait jetés. Une notice sur la politique intérieure, écrite par un observateur bien informé, est un témoignage précieux, surtout quand cet observateur est attentif non seulement aux faits, mais aussi à l’atmosphère, aux tendances de l’opinion publique.

Ce fut le cas d’un diplomate français qui avait passé plusieurs années en Russie entre 1824 et 1834, Marie-Melchior-Joseph-Théodose de Lagrené (1800-1862). Il m’est déjà arrivé de publier (en traduction russe) deux de ses notices portant sur le corps diplomatique à Pétersbourg en 1833 et sur la candidature de l’ambassadeur de France (militaire ou civil) à envoyer à Pétersbourg en 1835[1]. Mais ces publications n’épuisent nullement l’œuvre inédite de Lagrené. Aux archives du ministère des Affaires étrangères à Paris est conservé son Rapport sur l’état et l’exercice de la censure en Russie, considérée dans ses causes et dans ses résultats, daté du 24 octobre 1825. Écrit la veille de l’insurrection des Décembristes, ce document dépeint très bien l’état d’esprit de la noblesse libérale vers la fin du règne d’Alexandre Ier. Lagrené essaye d’analyser les suites de la rencontre de la Russie avec l’Occident, et l’histoire des tentatives des souverains russes de maîtriser cette influence «  de la civilisation et la liberté  », néfaste selon eux, par la censure des livres et des journaux. Sa notice, riche en détails concrets, est intéressante surtout par l’intention évidente d’utiliser l’analyse de la censure pour décrire l’état des esprits, difficile à suivre «  dans un Empire où l’opinion publique, comprimée par des institutions orientales, n’a pas d’organe reconnu, ni même aucun moyen de se faire entendre  ». «  Puisque dans cet immobile et silencieux empire on ne peut rien juger par les actions ni par les paroles – dit Lagrené – il faut s’efforcer de deviner ce qui se passe en pesant les moyens qu’on met en œuvre pour empêcher de parler et d’agir. Ainsi la crainte dévoilera le secret de sa faiblesse.  »

Témoignage d’une personne fine et bien informée, la notice de Lagrené dit beaucoup, tant sur les capacités intellectuelles des diplomates français en Russie que sur la situation en Russie à la veille du 14 décembre 1825.

 



Véra Miltchina

Auteur d’une thèse de doctorat intitulée Chateaubriand dans la littérature russe de la première moitié du XIXe siècle, Véra Miltchina est à la fois traducteur et chercheur.

Elle a notamment traduit en russe Essai sur la littérature anglaise et Mémoires d’outre-tombe de François-René de Chateaubriand, Ursule Mirouët, Physiologie du mariage, Monographie de la presse parisienne, L’Envers de l’histoire contemporaine, Lettre sur Kiew d’Honoré de Balzac, Les Rois thaumaturges de Marc Bloch, Chauvin, soldat-laboureur, de Gérard de Puymège, Le mythe jésuite, de Michel Leroy.

Son domaine de recherche porte sur les échanges culturels et littéraires entre la France et la Russie. Ses articles les plus récents sont  : «  Pouchkine et Barante  » (2000), «  Joseph de Maistre en Russie  » (2001), «  Vie posthume du mirage russe  » (2002), «  Nicolas Ier et la politique intérieure de la France  » (2002).


[1]. Véra Miltchina, La Russie et la France  : diplomates, hommes de lettres, espions, Saint-Pétersbourg, Hypérion, 2004, p. 144-181.