Premières rencontres de l’Institut Européen Est-Ouest

Les marqueteries langagières des Chemins nocturnes de Gajto Gazdanov

 

 

Les marqueteries langagières
des Chemins nocturnes de Gajto Gazdanov

 

Gayaneh ARMAGANIAN-LE VU
ENS LSH, Institut européen Est-Ouest

 

Le poète Vladislav Xodasevič, l’auteur de la Nuit Européenne, disait : « Si la littérature de l’émigration est privée d’idées nouvelles, c’est parce qu’elle n’a pas vraiment su dire l’émigration, qu’elle n’a pas su mettre à jour le tragique qui pouvait la doter de sentiments nouveaux, d’idées nouvelles et, par là même de formes nouvelles. » L’un de ces parcours tragiques, un récit autobiographique de Gajto Gazdanov, Chemins nocturnes (Nočnaja doroga) condense une expérience de vingt-quatre ans pendant lesquels l’auteur, comme son narrateur, gagne sa vie à Paris en exerçant le métier de taxi de nuit. Né en 1903 à Saint-Pétersbourg, ce représentant de la « jeune » génération de l’émigration s’embarque en Crimée en 1920 et arrive en France à l’âge de dix-sept ans.

Chemins nocturnes, considéré comme le meilleur roman de Gazdanov traduit en français[1], que la Russie actuelle redécouvre avec enthousiasme, est une réponse à Xodasevič.

L’objet de cette communication est de montrer que l’auteur a trouvé une manière de « dire » l’émigration, car émigrer c’est avant tout quitter une langue. Un roman qui pousse à l’extrême la marqueterie langagière est une manière nouvelle de dire l’exil.

Chez tous les auteurs de l’émigration (Nina Berberova, Nadežda Tèffi, Vladimir Nabokov) on trouve des tentatives de stylisation de la langue de l’émigré russe traduite en français, une sorte de langue « hybride » issue de l’émigration. Gazdanov va encore plus loin : son roman comporte des dialogues dans les deux langues. Les premières publications des Chemins nocturnes, qui paraissent en 1939 dans le quotidien Les Annales contemporaines (Sovremennye Zapiski), restées inachevées à cause de la guerre, se distinguent de l’édition finale en volume de 1952 qui a subi un remaniement textuel fondamental : de nombreux dialogues de l’édition originale du journal étaient en français, (un français de jargon des « bas-fonds » parisiens), dont la traduction n’était qu’exceptionnellement donnée dans les notes de bas de page. Dans l’édition définitive, tous ces dialogues ont été traduits en russe et les éditeurs ont supprimé tout simplement le texte français. Comme Tèffi, Ivan Bunin ou Nabokov, Gazdanov dit à sa façon la difficulté pour l’écrivain émigré de survivre sur le plan du langage dans un univers bilingue où chacun était porteur de son propre parler mais aussi de celui du pays d’accueil. Ces dialogues en français apportent à leur façon une réponse à la « querelle linguistique » de l’émigration en rappelant que le russe de cette littérature était une langue bien vivante et non « momifiée » et que cette dimension polyphonique en faisait aussi la richesse.

 



Gayaneh Armaganian-Le Vu

Gayaneh Armaganian-Le Vu est maître de conférences (langue et littérature russes) à l’ENS LSH.

Docteur en langues et littératures slaves, elle est l’auteur d’une thèse intitulée Le thème de l’émigration dans l’œuvre en prose de Nina Berberova, Mémoire et création (université Paris IV-Sorbonne, 1999).

Elle est membre du comité scientifique des Premières rencontres de l’Institut européen Est-Ouest.

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Dernières publications :

« La figure du chemin dans l’œuvre de Nina Berberova (Aperçu d’un cheminement littéraire : des allées de la mémoire au voyage intérieur) », Slovo, « La Russie des rivières et des chemins », vol. 24/25, 2002.

« Nina Berberova et son rapport avec son origine arménienne à travers la dualité Europe-Asie », Revue du monde arménien moderne et contemporain. Société des études arméniennes, Paris, t. 4, 1998.


[1] Gaïto Gazdanov, Chemins nocturnes, traduit du russe par Eléna Balzamo, Paris, Éditions Viviane Hamy avec le concours du Centre national des lettres, 1991.