Premières rencontres de l’Institut Européen Est-Ouest

Entre histoire et légende :
la prose historique d’Ivan LukaÅ¡

 

 


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Mots-clés : émigration russe, prose russe du xxe siècle, Saint-Pétersbourg, nouvelle historique, poétique du visuel

 

Ivan Sozontovič Lukaš ne figure pas au premier rang des écrivains de l’émigration russe. Jusqu’à une époque récente, il n’était guère sauvé de l’oubli que par l’amitié qui le lia, entre 1923 et 1925, à Vladimir Nabokov, avec lequel il écrivit des sketches et des pantomimes pour des cabarets berlinois1. Tous deux furent brièvement membres du groupe d’écrivains « Le fuseau » (« Vereteno »), qu’ils quittèrent en octobre 1923, en même temps que Ivan Bunin, Gleb Struve, Aleksandr Amfiteatrov et quelques autres, parce qu’ils désapprouvaient le rapprochement avec Aleksej Tolstoj et le journal Nakanune (À la veille)2. L’on sait par ailleurs que Lukaš servit en partie de prototype au personnage de Bubnov dans le roman de Nabokov l’Exploit3 :

L’écrivain Boubnov [...] était un homme trapu, déjà presque chauve à trente ans, avec un front immense, des yeux très enfoncés et un menton carré. Il fumait la pipe, rentrant les joues profondément chaque fois qu’il tirait une bouffée, portait un vieux nœud papillon noir et considérait Martin comme un dandy et un étranger.4

Tel est bien l’aspect de Lukaš sur ses photographies de cette époque. Mais sa modeste fortune littéraire contraste avec celle de son prestigieux confrère. Il est pourtant l’auteur d’une œuvre abondante, de valeur inégale, mais qui mérite d’être tirée de l’oubli.

Ivan Lukaš est né en 1892 à Saint-Pétersbourg et mort en 1940 à Meudon. Il appartient donc à la génération des jeunes écrivains émigrés qui eurent juste le temps d’amorcer leur carrière littéraire avant la révolution. Par son histoire familiale, il est intimement lié à l’espace et à l’histoire de la capitale de Pierre le Grand : son père, ancien soldat du régiment de Finlande de la Garde impériale, était à la fois gardien et modèle à l’Académie des Beaux-Arts, où le futur écrivain passa toute son enfance et qu’il évoque à maintes reprises dans son œuvre. Ses débuts littéraires furent placés sous le double signe du modernisme décadent et du journalisme : son premier ouvrage, paru en 1910, est un recueil de poèmes en prose intitulé Les Fleurs vénéneuses (Cvety jadovitye), il est remarqué par Igor’ Severjanin et rejoint les rangs des ego-futuristes (par une curieuse coïncidence, il publie dans les almanachs ego-futuristes sous le pseudonyme nabokovien avant la lettre d’Ivan Oredež). Parallèlement à cette activité poétique et à des études de droit, Lukaš écrit des esquisses pour des journaux, notamment Reč’ (La Parole) et Sovremennoe slovo (La Parole contemporaine). Engagé volontaire en 1915, il accueille favorablement la révolution de février 1917 et publie la même année trois brochures écrites à partir de récits de soldats et consacrées chacune à un régiment de la Garde ayant soutenu la révolution5. Sa position est claire : soutien à la révolution démocratique, mais poursuite de la guerre jusqu’à la victoire finale. Tout aussi clair est son refus du coup d’état d’octobre. Sous-officier dans l’Armée des volontaires, il poursuit son activité de journaliste en Crimée avant de quitter la Russie avec l’Armée blanche en 1920. Suit un itinéraire « classique » : Constantinople, Gallipoli, Sofia, Vienne, Prague, Berlin. De 1925 à 1927, il est à Riga, où il collabore activement au journal Segodnja (Aujourd’hui). En 1928, il s’installe à Paris et écrit régulièrement dans Vozroždenie (La Renaissance).

Sa production littéraire durant ces deux décennies se répartit thématiquement en deux volets : les œuvres sur la guerre civile ou, plus largement, sur la destinée d’individus pris dans la tourmente révolutionnaire, et celles qui s’inscrivent dans ce qui a été appelé depuis « le texte de Saint-Pétersbourg ». Les premières appartiennent à divers genres se situant entre les pôles du reportage et de la prose moderniste allitérative et rythmée. Il s’agit du récit documentaire La plaine nue, un livre sur Gallipoli (Goloe pole, kniga o Gallipoli, Sofia, 1922) ; du « mystère » Le Diable (D’javol, misterija, Berlin, 1922), vision apocalyptique de la guerre et de la révolution, et du « poème » La Maison des défunts (Dom usopšix, poèma, Berlin, 1923), qui dépeint l’agonie de trois cadres soviétiques dans un sanatorium de la Russie du Sud. Dans la décennie suivante, se rattacheront à cette veine les romans La Tempête (V’juga, Paris, 1936) et Le Vent des Carpathes (Veter Karpat, Paris, 1938).

Lukaš n’était pas satisfait de son « mystère » et de son « poème », comme en témoignent les touchantes dédicaces manuscrites à Remizov sur les exemplaires conservés à la bibliothèque de l’INALCO6 : « À mon cher, à mon bon et rare Aleksej Mihailovič Remizov, que je prie de tout cœur d’accepter ce mauvais livre » pour Le Diable7. Et, pour La Maison des défunts : « À Aleksej Mihajlovič Remizov. Ce livre est mauvais : j’en ai honte, je l’ai écrit sincèrement, mais le résultat est ennuyeux et faible. »8 Ce sont effectivement des ouvrages très datés, écrits dans un style apocalyptique incantatoire qui rappelle curieusement la prose ornementale « rouge » du Torrent de fer (Železnyj potok) d’Aleksandr Serafimovič ou de La Chute de Daïr (Padenie Daira) de Malyškin9.

Avec ce genre d’écriture, Lukaš sentait qu’il faisait fausse route. Bien plus féconde s’avéra en revanche la veine pétersbourgeoise de la deuxième catégorie d’œuvres. Celle-ci comprend trois recueils de récits intitulés Le Diable à la maison d’arrêt (Čort na gauptvaxte, Berlin, 1922, trois nouvelles), Les Grenadiers du palais (Dvorcovye grenadëry, Paris, 1928, onze nouvelles), Les Rêves de Pierre (Sny Petra, Belgrade, 1931, dix-neuf nouvelles), ainsi que le bref roman Le Comte de Cagliostro (Graf Kaliostro, Berlin, 1925). On peut aussi y rattacher le roman historique L’incendie de Moscou (Požar Moskvy, Paris, 1928), dont la première partie est consacrée à l’assassinat de Paul Ier et qui se clôt sur l’insurrection des Décembristes, ainsi que la biographie romancée de la fin des années 1930 Le pauvre amour de Moussorgski (Bednaja ljubov’ Musorgskogo, Paris, 1940), qui est l’œuvre la plus célèbre de Lukaš. À cette veine appartiennent aussi la plupart des textes courts alors parus dans des journaux et réunis dans le recueil Pages d’autrefois (So starinnoj polki, Paris-Moscou, YMCA Press, 1995), publication qui a marqué la première étape de la redécouverte actuelle de Lukaš.

Cet ensemble de textes se caractérise à la fois par une profonde unité thématique et par une grande diversité de sujets et de registres. Ce sont des « histoires pétersbourgeoises » (peterburgskie istorii), pour reprendre le terme utilisé par l’auteur dans la préface du premier recueil, non seulement parce que l’action se passe le plus souvent à Saint-Pétersbourg, mais parce que, même lorsque ce n’est pas le cas, ces histoires mêlant intimement traditions militaires, grandes figures de la culture russe et vie quotidienne des petites gens, se veulent l’expression d’une identité impériale née des réformes pétroviennes. La matrice de cet univers est le lieu où le futur écrivain a grandi, l’Académie des Beaux-Arts, peuplée des ombres du passé et de statues qui semblent s’animer la nuit, mais aussi des récits d’anciens soldats devenus gardiens, comme le père de l’auteur, et des impressions poétiques d’une enfance modeste dans un lieu splendide :

Au fronton de l’Académie des Beaux-Arts, des lettres de bronze en caractères anciens forment la devise « Aux arts libéraux ». Je trouve qu’il n’est pas de plus belle inscription au monde que ces trois mots et tous ceux qui les accompagnent - académie, carillon, sphinx, colonnes, Minerve, Neva. Tous ces mots qui, tels une vision solennelle, ont bercé mon enfance, ressemblent à une invocation magique dont personne ne connaît le pouvoir mystérieux » écrit Lukaš dans le récit des Rêves de Pierre, intitulé précisément « l’Académie des Beaux-Arts ».10

Les récits de ces trois recueils couvrent deux siècles d’histoire impériale, de Pierre le Grand à la révolution de 1917, c’est à dire de l’enfance de l’Empire à l’enfance de l’auteur-narrateur. Ils offrent une grande variété de registres allant de l’anecdote humoristique à l’épisode ou à la scène tragiques. Une partie d’entre eux ont pour héros des militaires - militaires en campagne, sentinelles des palais de Saint-Pétersbourg, vieux soldats gardiens des traditions orales de leur régiment. Lukaš nous donne ainsi à voir, dans « Les sergents d’artillerie » (« Seržanty bombardii ») des épisodes d’une bataille sous le règne d’Élisabeth, avec le feld-maréchal Saltykov, Souvorov jeune et un noble de quinze ans, grand nigaud qui fait son service en compagnie de son djad’ka (serf attaché à sa personne) ; une autre nouvelle, « Trois petits tambours » (« Tri barabanščika »), dépeint le passage des Alpes par l’armée du même Souvorov âgé en même temps que le sort tragique de trois petits tambours ; l’« Histoire du valeureux cosaque Paramon Golubkov » (« Povest’ o Paramone Golubke slavnom kazake ») narre les exploits d’un cosaque amoureux d’une Française à Paris en 1814 ; « Les quatre briscards» (« Četyre ševronista »), présentée comme « une des plus scabreuses des mille anecdotes de mon grand-père », est l’histoire de quatre soldats de la Garde qui lâchent un bruit inconvenant devant Nicolas Ier, lequel préfère en rire ; bien loin de ce registre humoristique, « Les grenadiers du palais » (« Dvorcovye grenadëry »), premier récit du recueil du même titre, évoque la mort de trois vieux soldats abandonnés dans un hospice glacé au lendemain de la révolution.

Empereurs et impératrices parcourent ces pages, le plus souvent montrés dans un cadre intime ou dans des situations anecdotiques, mais parfois tragiques : Pierre Ier dans « Les Rêves de Pierre » (« Sny Petra ») et « Pierre à Versailles » (« Pëtr v Versali »), Catherine II en compagnie de Lanskoj dans Le Comte de Cagliostro, Nicolas Ier, sur lequel nous reviendrons, Alexandre II, vu de loin par une cocotte parisienne lors de son séjour à Paris (« Suzy » [« Sjuzi »]), mais aussi se préparant au dîner où son retard va lui sauver la vie, le jour de l’attentat de Stepan Xalturin dans la salle à manger du Palais d’Hiver (« La tempête de neige » [« Metel’ »]).

Une autre catégorie de textes met en scène des écrivains et des artistes : Lomonosov vu par les yeux d’un vieux libraire de l’Académie des Sciences « Histoire d’un tricorne » (« Istorija odnoj treugolki ») ; Puškin, qui, comme dans la pièce de Mihail Bulgakov Les Derniers jours (Poslednie dni), n’est pas directement montré, mais dont la naissance et la mort sont évoquées à travers les réactions de son entourage (« Le vilain petit mauricaud » [« Durnoj arapčenok »] et « Le tricorne » [« Treugolka »]). Dans « Poliksena » (« Poliksena »), qui reprend des motifs du Nez (Nos), Gogol’ perd le talon de sa chaussure et ses moyens devant une jolie jeune fille secrètement amoureuse de lui ; dans « Les gradins de l’étuve » (« Polok »), Dostoevskij se rend dans un établissement de bains où il a une crise d’épilepsie ; le héros de la nouvelle « Anne-Marie Collot » est un jeune assistant du sculpteur Kozlovskij recruté comme aide par Falconet. Plusieurs récits ainsi que le court roman sur Cagliostro ont pour protagonistes des francs-maçons, pour lesquels Lukaš a une grande sympathie. D’autres textes se présentent comme des variations sur des thèmes gogoliens ou pouchkiniens. Un dernier groupe enfin est constitué par des textes lyriques dont le narrateur se confond plus ou moins avec l’auteur.

Ces catégories ne sont toutefois pas étanches. Ainsi la nouvelle « Le tympan de l’horloge » (« Timpany ») du recueil Les Rêves de Pierre narre une histoire à première vue purement anecdotique : par un matin d’hiver, Nicolas Ier sort du palais pour la parade, mais il ne voit personne, la capitale plongée dans les ténèbres est déserte. Stupéfait et furieux, il se demande où sont passés ses régiments, jusqu’à ce qu’il découvre que son horloge s’est détraquée et qu’il n’est que deux heures du matin. Cette anecdote, cependant, attribuée à la fin à un « vous » anonyme, fait naître deux visions contrastées : un souvenir d’enfance de l’auteur et le spectacle de la capitale nocturne vide et glacée, réinterprété comme une vision prémonitoire de l’avenir qui l’attend - ces deux visions offrant une sorte de raccourci de la destinée de la Russie impériale :

Et en vous écoutant, je me suis revu, petit garçon au visage plein et radieux, en manteau d’uniforme de collégien, courant dans la rue Morskaïa avec d’autres gamins devant les soldats qui marchaient au pas dans un grand cliquetis d’armes.

Musique en tête, étendard déployé, la Garde se rend au Palais d’Hiver pour la cérémonie de la relève des sentinelles, et l’enfant en manteau gris sautille, transporté par le fracas des cymbales de cuivre, le roulement sourd des tambours, les éclairs métalliques des trompettes. Il voit le tambour-major lever sa canne noire au pommeau de daim. Il a l’impression que tout s’envole sur d’immenses ailes de cuivre, les façades pourpres qui entourent la place, [...] les passants, les réverbères, le ciel, la neige étincelante, que Saint-Pétersbourg et toute la Russie volent sur des ailes de cuivre, et que lui aussi vole, dans son petit manteau devenu une aile.

Tandis que vous me racontiez [cette histoire], je songeais que pour nous tous, comme pour l’empereur, a sonné, au milieu d’une nuit glacée, l’heure de notre sombre réveil et de notre sombre destin. Nous nous sommes levés et sommes sortis dans le tombeau obscur de la nuit nordique, croyant que l’horloge sonnait notre matin.

L’horloge nous a trompés. Elle a sonné l’heure du réveil alors qu’il fait encore nuit.11

Ici apparaissent la force et la faiblesse de Lukaš : son art de créer une profondeur historique à partir d’une anecdote construite autour d’un objet et d’associer histoire stylisée et souvenirs d’enfance, mais aussi une fâcheuse prédilection pour les fins didactiques, voire pathétiques, qui ne se manifeste fort heureusement que dans certaines de ses nouvelles.

Lukaš associe souvent anecdote historique et souvenirs d’enfance en recourant au procédé qui consiste à présenter l’histoire comme issue de la tradition familiale, soit que le récit soit attribué à son grand-père, un ancien de Sébastopol, soit qu’un des protagonistes s’avère in fine être un de ses ancêtres. Ainsi la rieuse jeune fille qui troublait tant Gogol’ dans « Poliksena » se trouve être une parente dudit grand-père, devenue plus tard supérieure d’un monastère où le narrateur se souvient lui avoir rendu visite, enfant, et l’avoir vue verser une larme furtive alors qu’il lui lisait à sa demande des pages de « Nikolaj Vasil’evič ». Le lecteur de « La tempête de neige » apprend à la fin qu’une des sentinelles tuées lors de l’attentat de Xalturin remplaçait exceptionnellement ce soir-là le père du narrateur, ce qui lui sauva la vie. Dans Le Comte de Cagliostro, le jeune Krivcov, secrétaire du franc-maçon Elagin, n’est autre que l’arrière-grand-père du narrateur.

Ce procédé associant deux échelles temporelles a pour effet de domestiquer l’histoire et la culture impériale. En ce sens, Lukaš se situe dans le prolongement du courant stylisateur qui va du Gaucher (Levša) de Nikolaj Leskov à la peinture historique du monde de l’Art. Mais il tend aussi à inscrire ses modestes héros dans une culture impériale dont ils sont les héritiers. C’est pourquoi, si le Saint-Pétersbourg de Lukaš compte beaucoup de petites gens, on n’y trouve nul Akakij Akakievič, ni même véritablement de fonctionnaires, mais des militaires, des écrivains et des artistes. Au-delà des stratégies de cautionnement du récit mises ici en œuvre, le thème de la transmission et de la fidélité traverse les recueils de l’écrivain, où se déploie une sorte d’utopie rétrospective à la fois conservatrice, populaire et pénétrée de l’esprit des Lumières. Ce thème a pour emblèmes des objets (tricornes, horloges, vieux journaux, tabatières, portraits), vestiges et témoins du passé et qui se retrouvent parfois avec le narrateur en émigration, comme ce pantin de bois en habit bleu désormais « captif à Paris » (« Le fiancé miniature » [« Igrušečnyj ženih »]) ou, à la fin du Comte de Cagliostro, le portrait de l’arrière-grand-père Krivcov :

Mais la miniature ancienne, le portrait sur émail de mon ancêtre Andrej Krivcov, m’a suivi jusqu’ici, j’ai réussi à l’emporter dans ma valise fatiguée jusqu’à l’arrière-cour de cet immeuble berlinois où, émigré, j’habite depuis plus de trois ans. Glissé sous la doublure de toile, le bachelier y reposait depuis 1918, depuis que la valise s’est mise à voyager avec moi sur les fronts de l’armée blanche de victoires en défaites, en défaites, en défaites, jusqu’à Constantinople [...].

Le nom et le titre de mon arrière-grand-père sont soigneusement inscrits au dos du portrait à l’encre passée couleur tabac. Cette miniature avait elle aussi été offerte par Elagin à mon arrière-grand-mère.12

Cette poétique des objets est esquissée dès 1922 dans le texte « À travers ma boule de verre » (« Skvoz’ stekljannyj šar ») qui sert de préface au petit recueil Le Diable à la maison d’arrêt. L’auteur y récuse tout en la reprenant à son compte la tradition littéraire de Saint-Pétersbourg, ville fantomatique. « Pétersbourg est une chose et non un fantôme », écrit-il13. C’est la Russie moscovite en bois qui est fantomatique, alors que Pétersbourg est faite de matières pesantes, de pierre, de granit, de fonte. Mais, poursuit-il,

Pétersbourg est une chose qui repose de tout son poids sur du brouillard. La ville est baignée de brouillard et l’on y voit planer des fantômes.14

Dans la suite du texte, les fantômes sont associés aux odeurs des choses anciennes et chaque époque a son odeur. Voici donc suggérée une poétique associant la réalité sensible de la ville, son aura fantastique et une évocation stylisée de son passé. Plus loin, le terme de « chose » prend un second sens lié à la situation de l’écrivain émigré, pour lequel la réalité matérielle de la ville se trouve réduite à un objet à la fois dérisoire et magique - une boule de verre servant de presse-papier, au fond de laquelle est collée une vue de la perspective Nevski :

Au fond de ma boule de verre pansue est collée une vue coloriée de la perspective Nevski sous un ciel bleu pâle au reflets nacrés.15

Dans sa boule de verre, la narrateur voit les magasins familiers, et dans leurs vitrines d’autres objets, dont certains représentent eux-mêmes la ville, comme ces cartes postales représentant un joyeux facteur dont le sac laisse échapper un éventail de vues de Saint-Pétersbourg. Démultiplication des perspectives, emboîtement d’images naïves perçues à travers un dispositif optique, qui, tout fruste soit-il, a quelque chose de la magie du « cristal » pouchkinien et de la spirale colorée dans la bille de verre nabokovienne, autant d’images de cette poétique du visuel qui donne à l’univers des nouvelles de Lukaš un relief apparenté, tantôt à la verve des estampes populaires (lubok) dans les récits militaires, tantôt aux jeux de lumière des impressionnistes dans la nouvelle « Suzy », dont l’action se passe à Paris lors de la visite d’Alexandre II, tantôt à des effets quasi expressionnistes, comme dans ce passage des « Gradins de l’étuve», où Dostoevskij vient d’avoir une crise :

Des hommes nus l’ont déposé sur le divan blanc dans l’étroit passage près de la fenêtre, où sur la peinture brillante du mur, la vapeur coule, formant des sentiers froids.16

Lukaš joue donc à la fois sur l’expressivité verbale, recourant parfois (mais pas systématiquement) au skaz (imitation de récit oral) et à divers degrés de stylisation de la langue du xviiie siècle, et sur la puissance d’évocation visuelle. Dans le registre humoristique, cela donne de savoureux passages, comme dans la nouvelle narrant les aventures amoureuses d’un jeune cosaque à Paris, où celui-ci fait son entrée, transportant un émigré français :

Et voici notre Sidor Goloubnenkov qui, ayant franchi la barrière, galope vers Paris, sa longue pique à la main, avec le quidam français en croupe. De joie, le quidam agite son tricorne et, dans sa langue, crie à tue-tête : « Hourrah ! »17

Puis cède aux charmes d’une belle inconnue :

[...] le jeune cosaque sauta de cheval, la dame lui tendit la main et hop ! le voici dans la voiture, passant le bras par la fenêtre pour tenir son cheval, et comme la pique d’apparat n’entrait pas, tout le monde put voir le double fer percer un trou dans le toit et le bout de la pique dépasser au-dessus. Et la voiture continua à rouler dans la rue et tout le monde s’écria « Hourrah ! »18

Dans le registre dramatique, le thème désormais classique de l’agonie de Saint-Pétersbourg est traité à travers des descriptions de statues :

Devant l’austère portail de l’Institut des Mines sont ensevelis dans un amoncellement de neige Hercule étranglant Antée et l’Enlèvement de Proserpine. Le mollet noir et musclé d’Hercule a une entaille blanche comme de la viande gelée et la tête noire d’Antée dépasse de la congère, la bouche tordue, les yeux révulsés : il a failli étouffer dans la neige.19

En 1925, Lukaš écrit une préface pour un recueil de Sergej Gornyj (le frère aîné de Nikolaj Ocup) intitulé Saint-Pétersbourg (Visions) (Sankt-Peterburg [Videnija]) :

Le Saint-Pétersbourg de Sergej Gornyj n’est pas l’altière capitale des aigles bicéphales, ni la ville impériale sombre et austère, ni la capitale étrange du Cavalier de Bronze, du Nez, du Manteau, de la Perspective Nevski, du Portrait, ni la Palmyre baignée de la lumière funèbre des prophétiques nuits blanches, c’est le Piter familier de naguère aux rues grouillantes de vie, dans la confusion du dégel.

C’est un Saint-Pétersbourg miniature, sorti de la boîte à trésors de notre enfance, du temps où, lycéens, nous filions sur la glace, chaussés de nos patins Jackson, foncions en luge verte à travers la Neva en direction du Sénat, le long des branches de sapin plantées dans les congères blanches, et nous rendions au premier cours du matin, secoués dans le vieil omnibus qui cahotait tout au long de la rue Goroxovaja.

Ce Saint-Pétersbourg miniature nous conte ce qui a été et ce qui reviendra un jour.20

On peut dire en revanche que le Saint-Pétersbourg de Lukaš est à la fois « l’altière capitale des aigles bicéphales » et « un Saint-Pétersbourg miniature, sorti de la boîte à trésors de [l’]enfance ». C’est ce qui fait son originalité. À cette conjonction de grandeur impériale et d’esprit d’enfance répond la composition des recueils de 1928 et de 1931. Celle des Grenadiers du palais nous fait remonter le temps : les trois premières nouvelles se passent après la révolution de 1917 et nous montrent les débris de l’Empire - vieillards abandonnés, statues perdues dans une capitale glacée ; nous passons ensuite par les premières années du siècle, puis par l’époque de Nicolas Ier pour aboutir, avec la nouvelle « Marie-Anne Collot », à l’histoire du jeune sculpteur associé à la création du Pierre le Grand de Falconet, et qui découvre soudain, horrifié, le sens caché du monument : le serpent va mordre le talon de Pierre et prendre sa place sur le cheval. Ce qui s’est produit dans les premières nouvelles du recueil.

Celles du cycle suivant sont au contraire disposées dans l’ordre chronologique : depuis l’enfance de l’Empire, avec deux histoires qui ont Pierre le Grand pour héros, jusqu’à l’enfance du narrateur, autour de 1900. Entre ces deux pôles temporels, l’image de Saint-Pétersbourg oscille entre le rêve et le jouet. Car si la capitale est bien réelle, elle « repose », comme on l’a vu, « sur du brouillard ». C’est ici qu’intervient la conception historiographique de Lukaš, exposée dans le bref avant-propos des Rêves de Pierre, où il déclare que les nouvelles écrites entre 1922 et 1927 sont inspirées par :

[...] l’idée que la Russie surgie comme par magie dans toute sa grandeur et dans toute sa gloire par la volonté de Pierre, ma Russie et celle de mes pères soldats, fut un rêve de l’empereur jamais complètement concrétisé, demeuré mi-réalité, mi-vision, une suite de rêves ayant abouti à un amer réveil.21

À cette conception est liée la vénération de Lukaš pour les francs-maçons, chose plutôt rare chez un écrivain réputé « de droite ». Ils occupent bien sûr une place centrale dans le roman sur Cagliostro, dont une bonne partie de l’action se passe chez Elagin, qui bénéficie de toute la sympathie de l’auteur. Mais ce n’est pas ici qu’il faut chercher une véritable conception de l’histoire. Cette œuvre qui a pour sous-titre Histoire des glorieuses et merveilleuses aventures advenues à Saint-Pétersbourg en l’an 1782 (Povest’ o čudesnyx priključenijax, byvšix v Sankt-Peterburge v 1782) est avant tout une brillante fantaisie sur le thème de l’idéal et de l’illusion, qui reprend des motifs hoffmanniens et rappelle par moments les récits fantastiques de Aleksandr Čajanov (ainsi l’ensorcelante Feliciani, la compagne de Cagliostro, est-elle chez Lukaš une femme gravement malade doublée d’une poupée mécanique)22. C’est dans le recueil Les Rêves de Pierre que Lukaš développe sa conception du rôle des francs-maçons russes du xviiie siècle, notamment dans le texte « La rose et la croix » (« Roza i krest »), du reste plus didactique que véritablement narratif. L’action et la pensée des martinistes moscovites y sont présentées comme le complément spirituel de l’œuvre matérielle de Pierre :

Un gigantesque socle spirituel, une sorte de soubassement magique de tout l’empire était alors en train de se bâtir. Si l’action de Pierre visait la transformation extérieure de la Russie, la Rose et la Croix œuvraient à sa transformation intérieure.23

Avec l’anéantissement de cette moitié spirituelle, à dessein dramatisé par l’auteur24, l’œuvre matérielle de Pierre, malgré tout son éclat, était à terme condamnée. C’est pourquoi le déroulement chronologique des nouvelles va à la fois vers la miniaturisation et vers l’agonie de Saint-Pétersbourg. D’où un univers qui oscille entre image d’Épinal et apocalypse et offre un alliage original d’histoire, de drame et de légende, comme en témoigne ce passage de « l’Académie des Beaux-Arts » qui illustre parfaitement la démarche de l’écrivain :

En ce temps-là, il y avait dans le couloir, près de la porte menant à la Fonderie, la mosaïque poussiéreuse de Lomonosov : Pierre Ier en tricorne noir, les yeux écarquillés, galope sur un cheval gris pommelé au milieu des fumées de la bataille de Poltava, dans un sombre enchevêtrement de tambours, de baïonnettes et d’étendards, de fissures et de poussière. Tout en bas de la mosaïque, nous détachions des petits morceaux de verre bleu vif, jaunes et verts. Nous jouions avec et regardions le soleil au travers.25

 

Notes

1 B. Boyd, Vladimir Nabokov, Les années russes (1899-1940), Paris, Gallimard, t. 1, 1992, p. 271-274.
2 L. Flejšman, R. X’juz, O. Raevskaja-X’juz, Russkij Berlin 1921-1923 (Le Berlin russe, 1921-1923), Paris, YMCA Press, 1983, p. 86.
3 A. Field, Toute une vie ou presque, Paris, Seuil, 1982, p. 191-194.
4 V. Nabokov, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. 1, 1999, p. 731-732.
5 I. Lukaš, Pavlovcy (Les soldats du régiment Pavlovskij), Petrograd, Osvoboždennaja Rossija, 1917 ; Preobražency (Les soldats du régiment Preobrazenskij), Petrograd, Osvoboždennaja Rossija, 1917 ; Volyncy (Les soldats du régiment Volhynie), Petrograd, Osvoboždennaja Rossija, 1917.
6 Institut national des Langues et Civilisations orientales (Langues O’).
7 I. Lukaš, D’javol, misterija, Berlin, Izd-vo Trud, 1922 :
«Моему хорошему, редкому человеку, Алексею Михайловичу Ремизову с просьбой принять эту плохую книгу от искреннего сердца.»
8 I. Lukaš, Dom usopšix, poèma, Berlin, Mednyj vsadnik, 1923 :
«Алексею Михайловичу Ремизову. Книга плохая: мне стыдно за нее, писал искренне, а получилось - скуно и слабо.»
9 Voici le début du Diable : « Le canon est incandescent. Par la gueule d’acier gris jaillissent d’un coup des milliards d’aiguilles ardentes. Ainsi fourmille d’aiguilles ardentes et grouille de petits serpents de feu le morceau malléable d’acier chauffé à blanc que l’on jette du fourneau sur l’enclume sonore », («Пушка накалена. В серой стали мгновенно проскакивают по дулу миллиарды горящих игл. Так брызжет горящими иглами и кишит огненными змеенышами кусок размякшей, побелелой стали, что швыряют от горна на гулкую наковапьню»), I. Lukaš, Djavol..., op. cit., p. 5.
10 I. Lukaš, « Akademija xudožestv », Sny Petra, Trilogija v rasskazax, Belgrade, Tip. Radenkoviča, 1931, p. 117 :
«На фронте Академии Художеств вылиты медные буквы, старинные литеры: “Свободным художествам“. Я думаю, что нет прекраснее надписи на свете, чем два эти слова и все слова - академия, куранты, сфинксы, колонны, Минерва, Нева, - все эти слова, торжественным видением окружавшие детство, кажутся магическим заклинанием, таинственной силы которых не знает никто.»
11 I. Lukaš, Sny Petra..., op. cit., p. 108 :
«И, слушая вас, я подумал о себе, о мальчике с полным и светлым лицом, в гимназической шинели, который бежал с другими мальчиками по Морской улице перед тяжко-бряцающим солдатским строем.
С музыкой и развернутым знаменем гвардия идет в Зимний Дворец сменять караул с церемонией, и мальчик в серой шинельке припрыгивает от бряцания медных тарелок, от глухого барабанного грома, от медных молний труб. Он видит, как взлетает у барабанщика черная палка с набалдашником из замши.
Ему кажется, что все летит на громадных медных крыльях, багровые стены домов вокруг площади, [...] прохожие, фонари, небо, светлый снег, летит на медных крыльях Петербург, Россия, и он летит с Россией в своей шинельке, ставшей крылом.
Так вы рассказывали мне о тех часах в дворцовой кордегардии, а я думал, что и нам всем, как императору, в ледяную полночь, пробили часы наше пробуждение и нашу темную судьбу. Вот мы встали и вышли в глухую могилу северной ночи, думая, что бьют часы наше утро. Часы обманули нас. Они пробили нам утро, когда еще стоит ночь.»
12 I. Lukaš, Graf Kaliostro. Povest' o čudesnyx i slavnyx priključenijax, byvšix v Sankt-Peterburge v 1782 godu (Histoire des glorieuses et merveilleuses aventures advenues à Saint-Pétersbourg en l'an 1782), Moscou, Družba narodov, 1991, p. 92 :
«А сюда, на задний двор берлинского дома, где я живу уже четвертый год эмигрантом, удалось мне вывезти в затрепанном чемодане миниатюру, старинный портрет на эмали прадеда моего Андрея Кривцова. Бакалавр завалился как-то под холщовую подкладку и покоился там с 1918 года, когда чемодан начал путешествовать со мною по белым фронтам от побед к поражениям, поражениям, поражениям, - до самого Константинополя [...].
Имя и звание прадеда тщательно выведено выцветшими табачными чернилами на обороте портрета. Миниатюра также была подарена прабабке Елагиным.»
13 I. Lukaš, Čort na gauptvaxte. Tri peterburgskix istorii (Le Diable à la maison d’arrêt. Trois histoires pétersbourgeoises), Berlin, Izd-vo E. A. Gutnova, 1922, p. 7.
14 Ibid., p. 8 :
«Петербург есть вещь, опертая всей тяжестью своей на тумане. И разумеется, что туман его окутывает и в нем призраками реет.»
15 Ibid., p. 10 :
«На донышко моего выпуклого, стеклянного шара наклеен раскрашенный вид Невского проспекта, с бледно-голубым небом, отливающим кое-где перламутром.»
16 I. Lukaš, Sny Petra..., op. cit., p. 154 :
«Голые люди опустили его на белый диван в узком проходе у окна. Там, по масляной краске стены, течет холодными тропинками пар.»
17 Ibid., p. 81 :
«Вот и скачет Сидор Голубненков в Париж, от заставы, с долгой пикой в руке и с французской персоной на тороках. Персона треуголкой на радостях машет и хотя по-своему, но возглашает громко “ура”.»
18 Ibid., p. 84-85 :
«[...] младой казак прыгнул с коня, госпожа ему подала руку, он шасть в карету, высунул из окна руку, держит коня, а как красная пика в карету не влезла, то видели все - пробила двулезая пика дырку в каретной покрышке и оттуда торчит. Так и прокатила карета по улице, а все кругом закричали “ура”.»
19 I. Lukaš, « Kuranty », Dvorcovye grenadery, Paris, Vozroždenie, 1928, p. 21 :
«Пред суровым порталом Горного института погребены в сугробах Геркулес, удушающий Антея, и похищение Прозерпины. У Геркулеса на мускулистой черной икре отбитый угол белеет, точно замершее мясо, и торчит из сугроба черная голова Антея : рот искривлен, выкачены глаза - задохся в снегу.»
20 S. Gornyj, Sankt-Peterburg (Videnija), Saint-Pétersbourg, Giperion, 2000, p. 25 :
«Санкт-Петербург Сергея Горного не парящая столица двуглавых орлов, не мглистый и суровый город Империи, не странная столица Медного Всадника, Носа, Шинели, Невского Проспекта, Портрета, не Пальмира, сквозящая мертвым светом пророческих белых ночей, - Питер недавний, обиходный, смутный и оттепельный, в живом роении улиц.
Это маленький Санкт-Петербург из шкатулки детства, когда мы были гимназистами, гонялись по льду на “джанксонгейках”, летали на зеленых санках через Неву к Сенату, вдоль ельника на белых сугробах, тряслись к первому уроку по Гороховой в старушке-кукушке. Этот маленький Санкт-Петербург - сказка о том, что уже было и что будет когда-нибудь снова.»
21 I. Lukaš, Sny Petra..., op. cit., p. 5 :
«[...] мысль о том, что Россия, восставшая в величестве и славе от мановения Петра, моя Россия моих отцов-солдат, была невоплощенным до конца Сном Петра, полуявью полувидением, сменой снов, движимых к горящему пробуждению.»
22 Il serait intéressant de comparer le Cagliostro de Lukaš avec la Vie merveilleuse de Iosif Balzamo, comte de Cagliostro (Čudesnaja žiznIosifa Balzamo, grafa Kaliostro), de Mihail Kuzmin, parue en 1919 (Petrograd, Stranstvujuščij èntuziast).
23 I. Lukaš, Sny Petra..., op. cit., p. 71 :
«Громадная духовная подпора, некий магический фундамент как бы подводился тогда под всю империю. Если дело Петрово было внешним преображением России, то Роза и Крест пытались создать внутреннее ее преображение.»
24 Ibid. : « De ces routes de l’esprit que suivaient nos ancêtres il y a un siècle et demi, il ne reste nulle trace, nul sentier, nul souvenir. Tout est anéanti, brûlé [...] », («Ни следа, ни тропы, ни памяти не осталось о тех дорогах духа и дела, по которым шли предки наши полтора века до нас. Все уничтожено, все сожжено [...].»)
25 I. Lukaš, Sny Petra..., op. cit., p. 119 :
«В коридоре, у дверей с Литейного двора, стояла тогда пыльная мозаика Ломоносова: Петр Первый в черной треуголке, с выкаченными глазами, скачет на сером, в яблочках, коне, в дыму Полтавской битвы, в темной мгле барабанов, штыков и знамен, в трещинах и пыли. С самого низа мозаики мы выковыряли стеклянные камешки, ярко-синие, желтые и зеленые. Мы ими играли и сквозь них смотрели на солнце.»

 

Pour citer cet article : Laure Troubetzkoy, « Entre histoire et légende : la prose historique d’Ivan Lukaš », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=59