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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 


L’image d’Alexandre Ier en France sous la Restauration :
du culte à l’oubli

 

Eléna JOURDAN
Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, Centre de Recherche en histoire des Slaves, Institut Pierre Renouvin

 

Entré à Paris avec l’armée des Alliés en 1814, Alexandre Ier fut acclamé par les royalistes et fit l’objet d’une « alexandrolâtrie » dont le ton avait été donné par Chateaubriand et Madame de Staël. La presse officielle n’eut de cesse de remercier le tsar d’avoir « libéré » la France et de continuer à la soutenir dans le cadre d’une nouvelle Europe régie par la Sainte-Alliance. Cependant, entre 1815 et 1825, le gouvernement français repoussa à plusieurs reprises les propositions d’alliance du monarque russe, les publications anti-russes furent légion, et même la mort inattendue du tsar ne provoqua que peu de regrets. Quelles sont les raisons de cette étonnante inconstance ?

D’abord, l’image d’Alexandre se construisit en opposition à celle de Napoléon. Ironie du sort, c’est Napoléon lui-même qui avait posé les jalons du culte du tsar en 1801, alors qu’il recherchait l’alliance russe. Mais avec le durcissement du régime sous l’Empire et l’évolution du contexte militaire, Alexandre Ier incarna aux yeux des royalistes le bras de la Providence appelé à régénérer l’Europe en la sauvant de la tyrannie. L’attitude du tsar à l’égard des vaincus lors des congrès de Paris et de Vienne amplifia la reconnaissance des Français. Mais après la disparition de Napoléon de la scène politique, le rétablissement des Bourbons et l’occupation du pays par les troupes étrangères, le rôle du tsar fut réévalué à la lumière d’un sentiment national exacerbé par l’humiliation de 1814-1815.

D’autre part, la France muselée sous l’Empire ne fut pas insensible à l’image créée autour de la personnalité d’Alexandre Ier, celle d’un tsar libéral et enthousiaste, élevé dans l’esprit des Lumières et partisan d’une monarchie constitutionnelle. La première moitié de son règne fut en effet marquée par des tentatives de réformes tendant à sortir la Russie du servage et de l’arbitraire de l’autocratie ; largement relatées par les journaux français et ajoutées au charisme indéniable d’Alexandre, elles contribuèrent à la naissance du culte du tsar, surtout après 1814 où son installation à Paris favorisa les contacts directs entre lui et l’élite française. Néanmoins, l’évolution d’Alexandre vers le mysticisme religieux et le légitimisme incarnés par la Sainte-Alliance, ainsi que l’échec des réformes intérieures brisèrent le mythe du souverain libéral.

Un coup fatal à l’image d’Alexandre fut porté par l’attitude de son successeur Nicolas Ier, pourtant applaudie par la presse officielle. Après le procès des Décembristes, puis l’écrasement de l’insurrection en Pologne, la vision de la Russie en France évolua de plus en plus vers celle d’un pays figé dans son immobilisme despotique, renouant avec l’ancienne image de barbarie asiatique opposée à la civilisation occidentale ; ce retour aux préjugés des siècles passés fut rendu possible par la profonde méconnaissance des réalités russes et par le complexe de supériorité des Français face à l’empire des tsars. Aussi les attitudes libérales d’Alexandre apparurent-elles comme un accident historique allant contre l’évolution naturelle d’une Russie à jamais exclue de l’aire européenne.

Ne pouvant s’appuyer sur l’image favorable de son pays et dépendant des aléas de la situation internationale, le culte d’Alexandre était donc voué à un essoufflement rapide et céda la place à l’indifférence. Selon un publiciste contemporain, « c’est surtout par ce qu’il n’a point su faire que l’empereur Alexandre sera connu de la postérité ». Il faudra attendre la fin du XIXe siècle, dans le contexte favorable de l’alliance franco-russe et d’une meilleure connaissance de la Russie, pour que la France s’intéresse de nouveau à lui et au rôle non négligeable qu’il joua non seulement dans son pays mais aussi en Europe.

 



Eléna Jourdan

Eléna Jourdan (née Tchernoglazova), diplômée de l’université d’État de Saint-Pétersbourg (faculté de Lettres), rédige ,sous la direction de Marie-Pierre Rey, une thèse de doctorat intitulée Les tsars et la Russie vus par les Français, de la Révolution à la Restauration (1789-1830).

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Publications récentes :

« Du “ mirage russe ” à la Russie de Custine. L’Empire des tsars vu par les Français, de la Révolution à la Restauration (1789-1830) », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 14, automne 2002, université Paris I Panthéon-Sorbonne, p. 59-71.

« Le Testament apocryphe de Pierre le Grand (1794-1836) : universalité d’un texte », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n° 18, printemps 2004, université Paris I Panthéon-Sorbonne.