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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 


La triangulaire « Russie », « exil russe », « culture d’accueil » :
le prisme occidental non assumé de l’eurasisme

 

Marlène LARUELLE
EHESS, Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique

 

L’idéologie eurasiste élaborée dans certains cercles de l’émigration des années 1920-1930 constitue la version russe des courants dits de la « troisième voie », de la « révolution conservatrice », ou bien encore de ce qu’on appelle les « droites révolutionnaires ». Comme ces derniers, l’eurasisme est attiré par un certain modèle fasciste à l’italienne et intrigué par l’aventure bolchevique, tout en condamnant le nationalisme étriqué de Mussolini et le communisme, qu’il associe à l’Occident. Il affiche cependant sa différence avec ces courants occidentaux en affirmant une spécificité culturelle russe. Car si la Russie doit choisir une troisième voie entre capitalisme et socialisme, entre libéralisme et dictature, ce n’est pas par décision strictement politique mais parce qu’elle est, pour les eurasistes, dans son « essence » même, un troisième continent. L’eurasisme constitue donc une version originale de la « révolution conservatrice » en ce qu’il se considère comme un courant non européen et prétend s’exclure de toute problématique occidentale classique. La « troisième voie » n’est alors plus la solution d’une Europe coincée entre l’essor du communisme et l’« échec » du modèle occidental libéral mais l’affirmation de l’irréductibilité culturelle de la Russie face à elle.

Analyser l’eurasisme par le biais des influences occidentales qu’il a subies permet de mieux comprendre à quel point la pensée de l’émigration russe est réellement une « pensée en exil », présente à des endroits différents du globe mais qui se retrouve unie dans des discussions qui traversent tout le continent de l’Occident à l’Europe centrale et à l’Extrême-Orient. C’est également une « pensée de l’exil  » car l’eurasisme, voire l’asiatisme de certaines figures du mouvement, ne pouvait voir le jour que chez des intellectuels acceptant avec difficultés d’être coupés de leur patrie et en proie à un processus de « distanciation de soi », processus qui permet les discours identitaires les plus radicaux. Cette approche « par l’Occident » de discours centrés sur une prétendue spécificité nationale éclaire combien les mécanismes de construction du discours identitaire restent modelés, sans vouloir le reconnaître, sur les exemples occidentaux. Les idéologies identitaires russes ne sont pas, en effet, originales au sens où elles affirmeraient des postulats que nul autre pays n’aurait connus. Elles prennent au contraire place dans un mode de pensée courant à l’époque et doivent être appréhendées dans leur contexte européen, voire strictement occidental.

 



Marlène Laruelle

Marlène Laruelle, docteur en histoire et études slaves (INALCO), a soutenu en 2002 une thèse intitulée Le mythe aryen en Russie au XIXe siècle. La création d’une cosmogonie nationale, entre science et idéologie. Elle est post-doctorante à l’Institut français d’Études sur l’Asie centrale (UMS 2556 IFEAC, Tachkent), chercheur associé au Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique (EHESS) et membre de l’Observatoire des États post-soviétiques (INALCO).

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Dernières publications :

Une généalogie asiatique pour la Russie et son empire. Théories autochtonistes et mythe aryen dans la Russie tsariste, Paris, CNRS-Éditions, coll. de l’EHESS « Mondes russes » (à paraître).

Les Russes du Kazakhstan. Identités nationales et nouveaux États dans l’espace post-soviétique, écrit avec Sébastien Peyrouse, préface de Catherine Poujol, Paris, Maisonneuve & Larose, coll. « Bibliothèque de l’Asie centrale », IFEAC, 2004.

« Continuité des élites intellectuelles, continuité des problématiques identitaires. Ethnologie et “ ethnogenèse ” à l’Académie des Sciences d’Ouzbékistan », Cahiers d’Asie centrale, n° 12, 2004, IFEAC-Edisud.

« The two faces of Contemporary Eurasianism. An Imperial Version of the Russian Nationalism », Nationalities Papers, n° 1, mars 2004.

« Mondialisation et alter-mondialisme dans les réflexions des milieux politiques et intellectuels d’Asie centrale », La Pensée, Paris, mars 2004.

« La culturologie : un nouveau “ prêt-à-penser ” pour la Russie ? », Diogène, n° 204, déc. 2003, Paris, p. 25-45.

« La recherche du berceau aryen. Les savants russes de la fin du XIXe siècle et l’Asie centrale », Eurasian Studies, n° 2, 2003, Rome-Cambridge, p. 207-236.