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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

La triangulaire « Russie  », « exil russe », « culture d’accueil » : le prisme occidental inassumé de l’eurasisme

Marlène LARUELLE
École des hautes études en sciences sociales, Centre d’études du monde russe

 


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Mots-clés : eurasisme, émigration, nationalisme, national-bolchevisme

 

L’idéologie eurasiste est très souvent rattachée, à juste titre, aux courants proprement russes du slavophilisme, du panslavisme et de l’asiatisme du début du siècle. Il semble pourtant fondamental de ne pas oublier la comparaison avec les courants intellectuels occidentaux de l’entre-deux-guerres. L’objectif de cette référence occidentale est double : tout d’abord, ne pas se focaliser sur l’idée selon laquelle l’eurasisme ne serait que l’inévitable aboutissement de la réflexion russe sur sa prétendue différence avec l’Europe. L’idée d’Eurasie se trouve en effet aujourd’hui au cœur d’un processus de réappropriation par des milieux aux intérêts divers, qui tentent de « dénaturer » les principes eurasistes élaborés dans les années 1920 afin de libérer ce terme, jugé porteur, et de le réorienter vers d’autres buts. En affirmant de manière téléologique que les courants de pensée nationalistes du xixe siècle ne font qu’annoncer l’eurasisme, ils espèrent le présenter comme une idéologie incontournable et un avenir tout tracé pour la Russie. Deuxièmement, il est important de replacer l’eurasisme dans le contexte historique international de son époque car les idéologies identitaires russes ne sont pas originales au sens où elles affirmeraient des postulats que nul autre pays n’aurait connus. Les intellectuels russes pensent le politique dans les cadres idéologiques proposés par l’Occident : même les plus brillants défenseurs de l’irréductible spécificité nationale que sont les eurasistes s’inscrivent pleinement, sans le reconnaître, dans l’histoire intellectuelle de l’Europe. L’enjeu ne consiste donc pas seulement à préciser des filiations intellectuelles qui peuvent sembler pointues mais à mieux prendre position sur l’actuelle diffusion du terme d’Eurasie dans l’ensemble de l’espace postsoviétique et à récuser l’essentialisation du discours sur l’identité russe.

Il est dans un premier temps nécessaire de revenir aux fondements même de l’eurasisme et au moment historique de sa naissance. Le mouvement russe apparaît à Sofia en 1921 mais trouve rapidement son centre à Prague avec l’installation de ses principaux théoriciens comme le géographe et économiste Petr N. Savickij (1895-1968), l’historien Georgij V. Vernadckij (1887-1973) et le linguiste Nikolaj S. Trubeckoj (1890-1938), professeur à l’université de Vienne et membre éminent du Cercle linguistique de Prague1. Certaines figures importantes de l’organisation se trouvent également à Paris : Lev P. Karsavin (1882-1952), philosophe et historien de la culture, Petr P. Suvčinskij (1882-1985), musicien et critique musical, le prince Dmitrij P. Svjatopolk-Mirskij (1890-1939 ?), critique littéraire, qui, en réalité, vit en Grande-Bretagne mais participe grandement à la vie intellectuelle des milieux parisiens. La principale maison d’édition eurasiste se trouve quant à elle à Berlin, bien que les membres les plus célèbres du mouvement ne résident pas en Allemagne2.

Au sein de l’émigration russe, le mouvement eurasiste suscite de nombreuses polémiques et critiques. Recrutant ses adhérents dans une jeunesse dont l’éveil politique se fait dans l’exil, il est peu apprécié par la première génération des émigrés, monarchistes ou constitutionnalistes ayant eu une activité politique dans la Russie pré-révolutionnaire. Les polémiques battent leur plein en 1925-1928, lorsque le mouvement est au plus fort de son activité et qu’il occupe en grande partie le devant de la scène politique et culturelle de l’exil. Ceux qui expriment leur opposition à lui, principalement des démocrates, l’appréhendent comme la version russe des théories de Oswald Spengler sur « le déclin de l’Occident ». Le mouvement dérange en effet par son aspect futuriste sur le plan esthétique, ouvertement totalitaire dans le domaine politique et surtout iconoclaste dans sa définition de la Russie3.

Les critiques concernant l’eurasisme divergent selon leurs auteurs. Certains sont sans concession possible envers le mouvement, par exemple Pavel N. Miljukov (1859-1943), chef du parti Cadet dont les convictions démocratiques et occidentalistes ne peuvent que condamner cette « hérésie » asiatique. D’autres se reconnaissent troublés par certains propos de l’eurasisme tout en le récusant. C’est le cas de l’historien Aleksandr A. Kizevetter (1866-1933) et du philosophe personnaliste Nikolaj A. Berdjaev (1874-1948). D’autres encore sont en accord avec l’eurasisme sur un certain nombre de points mais le dénoncent par ailleurs. C’est le cas de l’historien de la Renaissance et critique littéraire Petr M. Bicilli (1879-1953) et du prêtre et philosophe Georgij V. Florovskij (1893-1979) qui, bien qu’attirés par le mouvement à ses débuts, l’ont quitté très rapidement. Pour Florovskij, si l’eurasisme a su poser les bonnes questions, il n’a pu trouver ni réponses ni solutions. Il serait alors « la vérité des questions, non des réponses, la vérité du problème, non des solutions »4.

Les eurasistes sont conscients et particulièrement fiers d’être les premiers à prôner aussi ouvertement les éléments asiatiques de la culture russe. Cet aspect de leur discours est en effet novateur : tout au long du xixe siècle, les intellectuels russes de sensibilité nationaliste n’ont pas été indifférents à l’idée d’une influence asiatique. Pourtant, les ambiguïtés restent nombreuses et le caractère chrétien et « aryen » des Russes prime encore sur une analyse de la réalité nationale et territoriale de l’Empire. De plus, même chez ceux qui croient en une destinée asiatique de la Russie, celle-ci est comprise comme imposée de force par une Europe méprisante : l’ouverture sur l’Asie n’est qu’un palliatif géostratégique et non la reconnaissance de liens de nature entre Russie et Orient. Tous dessinent donc instinctivement une Russie encore européenne, opposée « par essence » au monde asiatique. Même pour Konstantin N. Leont’ev (1831-1891), pourtant le plus sensible à la rhétorique touranienne, le modèle culturel de la Russie n’est en aucun cas l’Orient nomade qui sera celui des eurasistes mais l’Occident médiéval ou le byzantinisme. L’affirmation d’une évolution de la pensée identitaire russe en direction de l’asiatisme depuis les années 1880 est donc à nuancer5.

Il semble en effet que seul le choc des révolutions, de la guerre civile et de l’exil ouvre réellement un espace discursif à la revendication asiatique de l’eurasisme, l’Asie étant alors comprise comme nomade, turco-mongole et volontairement à contre-courant des valeurs européennes. Paradoxalement, l’eurasisme est né d’une expérience personnelle, le rejet de l’Europe, qui a par la suite cherché à se théoriser. Le premier livre de la généalogie eurasiste, précédant même le célèbre recueil Ishod k Vostoku (Exode vers l’Orient) de 1921 et la constitution du mouvement en tant que tel, est celui du prince Trubeckoj, Evropa i čelovečestvo (L’Europe et l’humanité), paru en 1920 : il n’y prône aucune unité eurasienne mais tente de nier à l’Occident toute valeur universelle. Ce livre montre combien la démarche originelle des eurasistes se fait par la négative, démarche qu’ils vont, par la suite, devoir transformer en un discours constructif. Le mouvement dénonce donc l’Europe avant de prôner l’Eurasie :

Mon livre n’a pas pour ambition de proposer des principes positifs et directeurs concrets. Il ne doit servir qu’à renverser certaines idoles et, après avoir mis le lecteur devant des piédestaux vides, à le forcer à se remuer les méninges à la recherche d’une solution.6

L’eurasisme permet alors de saisir combien le discours sur l’altérité culturelle, loin d’être anodin, s’inscrit au contraire dans une perspective qui dépasse la simple connaissance de la différence. Les enjeux « civilisationnels » qu’il propose ne constituent qu’un instrument de révélation de soi-même. Au premier abord, les théoriciens eurasistes tiennent sur l’Orient un discours positif : la Russie serait plus liée à l’Asie qu’à l’Europe, l’orthodoxie plus proche des religions orientales que des deux confessions chrétiennes occidentales. Ces propos généralistes restent pourtant ambigus : à y regarder de plus près, les textes des eurasistes sur l’Orient se limitent en réalité à l’exaltation de la steppe. L’Asie ne les intéresse pas pour elle-même : leur but n’est pas l’« exode vers l’Orient » mais la prise de conscience par la Russie de sa propre orientalité, qui n’est elle-même qu’un mode de rejet de l’Occident. Il ne peut donc s’agir que d’un Orient russe, d’un exotisme « intérieur » : miroir de la Russie, le monde steppique est à différencier de l’Asie, réelle altérité dont les eurasistes ne savent que faire. Ce paradoxe est particulièrement visible en ce qui concerne la question religieuse, puisque les eurasistes ne se départissent pas d’un fort sentiment chrétien et que leur discours sur la proximité entre orthodoxie et religions orientales n’est en fait que de façade.

Si l’eurasisme fut bien la seule idéologie réellement originale élaborée par l’émigration, il reste le fruit de l’exil : l’émigration, paralysée dans ses actes, n’a trouvé une échappatoire messianique qu’au travers d’un discours identitaire d’une complexité extrême. Pour l’exil russe dans son ensemble comme pour l’eurasisme en particulier, l’écrire tient lieu de l’agir, la parole remplace les actes. Ainsi, il semble évident que la focalisation sur la thématique identitaire et la volonté de s’affirmer différent de la culture d’accueil s’avèrent inversement proportionnelles à la possibilité d’action réelle. La doctrine eurasiste doit donc être comprise dans son caractère foncièrement provocateur, né du mal-être de jeunes nationalistes qui acceptent difficilement leur intégration dans la culture d’accueil et se refusent à l’idée que tout lien avec la patrie soit définitivement rompu. L’élaboration de ce discours de rejet de l’Europe ne prend alors tout son sens que si l’on se rappelle qu’il fut élaboré en Occident même et par les plus européanisés, sur le plan culturel, des Russes.

L’eurasisme se donne pour mission de révéler la Russie à elle-même en lui offrant un système complet de vision du monde et d’action, d’où sa constante volonté de systématiser, de théoriser, de classifier les phénomènes, d’où également ses hésitations entre pensée philosophique et aspect programmatique. Ses postulats ont en effet des buts pratiques précis, ses choix historiques ou identitaires doivent amener à des conclusions politiques immédiates ou à plus long terme. Le mouvement ne peut donc se limiter à n’être qu’un courant intellectuel : il veut prendre une part active et volontariste au changement du monde. L’eurasisme ne se définit cependant pas lui-même comme un parti politique mais plutôt comme une association idéologique : « Nous sommes une ligue d’action culturelle et étatique. »7 Le prince Trubeckoj a d’ailleurs, dès les premières années du mouvement, dénoncé sa possible politisation : l’eurasisme ne propose pas seulement un programme politique, il annonce une vision du monde, une sensibilité. Le politique et l’économique ne peuvent, pour lui, qu’être l’expression d’une idéologie, d’une pensée religieuse, et n’ont pas de sens en eux-mêmes. Si l’eurasisme peut devenir un parti politique, ce dernier ne constitue alors que l’une des multiples formes d’action possibles. « Nous sommes des métaphysiciens en même temps que des ethnographes et des géographes » déclarait Savickij8. Un ensemble complexe de principes existentiels et de démonstrations scientifiques constitue donc le noyau de l’enseignement eurasiste, perçu par ses partisans comme une foi. La référence religieuse est en effet présente dans toutes les définitions que l’eurasisme a données de lui-même : tout en s’opposant violemment au christianisme occidental et à la libre-pensée, il s’est voulu proche des ordres catholiques comme les jésuites ou de la franc-maçonnerie et s’est défini comme un ordre ou une confrérie orientale9.

L’exil russe, éminemment politique, reste profondément divisé et regorge de courants divers, toutes les opinions, à l’exception des communistes dans les premières années, y étant représentées : ultra-conservateurs, partisans d’une monarchie constitutionnelle, Cadets, libéraux, socialistes, anarchistes. Malgré quelques actes violents, l’activité de l’émigration s’exprime principalement en paroles, donnant naissance à une presse diversifiée et abondante et à une vie politique mouvementée10. Seule l’arrivée du nazisme en Allemagne oblige à des prises de position politiques qu’on espère sans ambiguïtés : soit l’alliance avec Hitler dans l’espoir qu’il renversera le régime communiste, soit la réconciliation avec l’Union soviétique, qui elle-même joue la carte du nationalisme traditionnel correspondant à l’imaginaire russe exilé.

Dès le début des années 1920 apparaissent de nouveaux partis qui aggravent plus qu’ils ne résolvent les luttes idéologiques entre premiers exilés, monarchistes ou constitutionnalistes. La jeune génération ne se contente plus de bousculer ses pères en leur reprochant d’avoir perdu la bataille : par son nationalisme exacerbé, elle tend la main à la Russie soviétique tout en continuant à combattre le communisme11. Ces nouvelles idéologies se veulent en effet conciliatrices, conscientes de la portée mondiale du nouvel État russe et attachées à un imaginaire national d’autant plus mythifié que définitivement perdu. La prise de conscience du non-retour en Russie et du maintien du régime bolchevique contribue donc grandement, chez des Russes pourtant « blancs », au développement de courants de pensée cherchant la réconciliation avec l’Union soviétique. Cette dernière, en abandonnant l’idée d’une révolution mondiale après les échecs allemand et hongrois et en choisissant la carte du « socialisme dans un seul pays », développe elle aussi un discours sur les particularités de la Russie qui ne peut que plaire à certains milieux émigrés.

Le premier appel à composer avec le nouveau régime apparaît avant même la fin de la guerre civile parmi un groupe d’émigrés russes berlinois Mir i Trud (Paix et travail) dirigé par Vladimir B. Stankevič et dont les publications cherchent à conserver l’unité culturelle des deux Russies. Après la défaite des Blancs, ce mouvement radicalise son attitude en appelant les Russes à rentrer dans leur patrie quel qu’en soit le régime. Les partisans du retour (vozvraščenstvo)12 se font par la suite plus nombreux et symbolisent la lente acceptation de l’état de fait du nouveau régime. Ils incarnent surtout une nouvelle génération de l’exil russe, sans passé politique dans la Russie pré-révolutionnaire, sans échec personnel dans le Gouvernement provisoire et dont l’éveil politique se fait au travers de l’exil. C’est par exemple le cas des Mladorossy (Jeunes Russes), constitués à Munich en 1923, et dont le slogan révélateur est « le tsar et les soviets ! » : s’ils se reconnaissent en la révolution de 1917, ils souhaitent la doubler d’une politique ultra-nationaliste et associer bolchevisme et monarchisme.

Outre l’eurasisme, le plus important de ces mouvements est le smenovehovstvo13 (Changement de jalons) organisé par Nikolaj V. Ustrjalov (1891-1938), journaliste et professeur émigré en 1920 en Mandchourie, à Kharbin et qui retournera en URSS en 1935. Le smenovehovstvo incarne la nouvelle lecture possible du régime soviétique, présentant la Révolution comme une force avant tout constructive14. Il cherche à accentuer le nationalisme dont est porteur le bolchevisme, ce dernier devant être utilisé, instrumentalisé à des fins uniquement nationales. L’adhésion au régime soviétique est donc dictée par le patriotisme : le communisme n’est qu’un simple épisode dans l’histoire d’une Russie grande, indivisible et surtout éternelle15. Avec l’instauration de la Nouvelle Politique Économique, la Russie, pour Ustrjalov, vient d’entrer dans son Thermidor16. Ce dernier ne mène cependant pas à l’instauration d’un régime bourgeois et démocratique mais à un régime autoritaire répondant aux spécificités russes et proche, dans son rejet du parlementarisme, du fascisme et du national-socialisme. Il connaîtra un certain succès en URSS même, influence directement le mouvement des « constructeurs de Dieu » de Anatolij V. Lunačarskij et Aleksandr A. Bogdanov, mais également des personnalités comme Lev Trockij, Maksim Gor’kij, et se voit intégré aux doctrines staliniennes des années 193017.

Se crée ainsi l’idéologie du national-bolchevisme, qui conjugue à la reconnaissance du bolchevisme une idéologie quasi fasciste, le culte du surhomme, le vitalisme et l’exaltation de la puissance militaire. Ce national-bolchevisme n’est pas spécifiquement russe mais s’inscrit au contraire dans de nombreux courants contemporains. Le terme est né en Allemagne en 1920 lors du rapprochement de la droite nationaliste (le comte von Reventlow) et des communistes du Parti communiste de Hambourg (Heinrich Laufenberg, Fritz Wolffheim). Il se développe dans les cercles nationalistes de gauche et fut théorisé tout particulièrement par Ernst Niekisch (1889-1967) dans son journal Widerstand. Ce national-bolchevisme influença profondément les premiers nazis de gauche comme le jeune Joseph Goebbels, Gregor Strasser ou Ernst Rohm, qui souhaitaient le maintien d’une politique nettement socialiste au sein du Parti ouvrier allemand national-socialiste. Cet ancrage économique à gauche signifiait également une russophilie : les nationaux-bolcheviks allemands ne cachaient pas leur admiration pour l’expérience bolchevique et espéraient une alliance des deux pays contre le monde libéral.

Le cas russe ne se révèle donc en rien spécifique et l’eurasisme s’inscrit pleinement dans cette conception du monde. Le fascisme italien l’intrigue par exemple profondément. Il est critiqué dans ses erreurs « pratiques » (divinisation du peuple italien et nationalisme) mais non dans son principe : le fascisme ne serait qu’une réalisation grossière de l’idéocratie eurasiste qui demanderait à être retravaillée. Le nazisme apparaît par contre peu dans les publications du mouvement, qui est déjà à l’agonie lors de la prise de pouvoir d’Hitler. Les derniers textes eurasistes, ouvertement ralliés à l’Union soviétique, le mentionnent pourtant plusieurs fois : il intéresse pour ses questions, voire ses réponses à la fois sociales et nationales mais est nettement condamné pour son discours pangermaniste qui s’oppose à la Russie.

Le national-bolchevisme et l’eurasisme appartiennent à un courant plus général qu’on appelle les « droites révolutionnaires » et plus particulièrement à la mouvance dite de la révolution conservatrice, dont les principaux théoriciens furent Ernst Jünger (1895-1998), Oswald Spengler (1880-1936) ou Arthur Moeller Van der Brück (1876-1925). Les eurasistes n’ont jamais été des partisans convaincus du retour en arrière et n’ont eu de cesse de dénoncer les mouvements monarchistes : pour être acceptée, la réaction doit être un dépassement positif de la révolution et non sa négation18. « Jusqu’à présent, la contre-révolution émotionnelle n’a pas réussi à être une réaction consciente et volontariste. »19 Cette utopie conservatrice, née d’une volonté de prendre en compte le fait révolutionnaire, invite donc à une « réaction révolutionnaire »20. Ainsi, l’eurasisme espère, dans un futur plus ou moins proche, construire un État eurasien et, en cela, remplacer le Parti communiste de l’Union soviétique. Différentes stratégies s’avèrent possibles : en cas de démocratisation du pays, prendre la forme d’un parti qui se situera « non pas à droite mais à l’extrême gauche »21 du spectre politique, sinon investir de l’intérieur les structures existantes, les innerver des idées eurasistes et constituer alors la nouvelle élite dirigeante.

La question de la forme du gouvernement, façade du juridisme occidental, ne se pose pas à leurs yeux. La souveraineté de la nation est pensée comme organique, l’État est avant tout une entité spirituelle, correspondant au caractère de la nation. Le modèle occidental est donc à réfuter : le suffrage universel ne fait pas surgir l’essence nationale, il n’est qu’un jeu mécanique de partis utilisant des masses amorphes, une conception arithmétique du pouvoir par l’élection, l’illusion dangereuse de l’existence d’une opinion publique. Le « démotisme » constitue pour les eurasistes le meilleur système politique de représentation de la nation. Ainsi, le mouvement appelle à la formation d’une société d’ordres d’un type nouveau, ne correspondant pas aux modèles féodal, démocratique ou théocratique mais aux spécificités russes et où les différences de classes seront transcendées : corporatisme professionnel, groupement d’« Anciens », groupes fonctionnels selon les nationalités, les territoires, les unités religieuses, etc. Ces ordres pourraient donner leur avis, transmettre leur vision partielle de l’organicité nationale tout en ne disposant d’aucun droit à la prise de décision, réservée à la seule classe dirigeante eurasienne :

L’État idéocratique possède son propre système de convictions, son idée dirigeante, et en vertu de cela il doit lui-même organiser activement et contrôler tous les aspects de la vie.22

Cette volonté révolutionnaire, à bien différencier du conservatisme politique qui anime toute la droite russe en exil, se double d’une conception politique dite de la « troisième voie » : réfutation du communisme comme des régimes parlementaires occidentaux, conjonction de propos fascisants avec une reconnaissance de l’aventure révolutionnaire soviétique, hésitations entre fascisme, monarchisme et socialisme. L’idéologie eurasiste constitue alors la version russe de ces courants occidentaux. Comme eux, elle est attirée par un certain modèle fasciste à l’italienne et intriguée par l’aventure bolchevique, tout en condamnant le nationalisme étriqué de Mussolini et le communisme, qu’elle associe à l’Occident. Elle cherche toutefois à afficher sa différence avec ces courants occidentaux en affirmant une spécificité culturelle russe. Car si la Russie doit choisir une troisième voie entre capitalisme et socialisme, entre libéralisme et dictature, ce n’est pas par décision strictement politique mais parce qu’elle est, pour les eurasistes, dans son « essence » même, un troisième continent. L’eurasisme constitue donc une version originale de la révolution conservatrice en ce qu’il se considère comme un courant non européen et prétend s’exclure de toute problématique occidentale classique. La « troisième voie » n’est alors plus la solution d’une Europe coincée entre l’essor du communisme et le dit échec du modèle occidental libéral mais l’affirmation de l’irréductibilité culturelle de la Russie face à elle. Pourtant, malgré cette façade culturaliste, l’eurasisme ne fait qu’adapter des préceptes occidentaux aux cas russes et s’ancre, sans originalité théorique spécifique sur le plan politique, dans les courants allemands, français et italiens qui lui sont contemporains.

Un autre élément du prisme occidental animant l’eurasisme apparaît lorsqu’on analyse les débats internes au mouvement. L’acceptation du régime soviétique accélère en effet la scission du mouvement en deux branches : la praguoise, qui gardera ses distances avec l’URSS (Savickij, Alekseev, Trubeckoj) et la parisienne, proche du nouveau régime. C’est en effet dans le rapport entre Paris, Prague et la Mandchourie que va se créer un eurasisme parisien spécifique, dit « de gauche » puisque marqué par son ralliement au marxisme. Deux éléments sont fondateurs dans cette naissance : l’attirance du leader des eurasistes parisiens, Suvčinskij, pour le national-bolchevisme élaboré en Extrême-Orient  sa condamnation du discours asiatique des autres eurasistes, de Prague ou de Kharbin. Ces deux débats vont donc mettre à nu les différences conceptuelles entre Parisiens et Praguois et provoquer la naissance de l’eurasisme dit de Clamart.

Le schisme entre Parisiens et Praguois est dans l’air dès 1926, lorsque le leader des eurasistes parisiens, Suvčinskij, rencontre Ustrjalov. Ses théories l’influencent grandement et Suvčinskij entame alors une longue correspondance avec le leader d’Extrême-Orient. Cette adhésion au national-bolchevisme des eurasistes parisiens va de paire avec leur appréciation positive du marxisme, sous l’influence de Gor’kij et des théories du « cosmisme » élaborées par Nikolaj F. Fedorov (1828-1903), rejeté sans nuances par les Praguois. Ce ralliement aux côtés de l’Union soviétique est par ailleurs accéléré par l’infiltration des services soviétiques que subit la branche parisienne dès 1924 et qui ne fera que grandir, autour, par la suite, des époux Klepinin ou de Sergej Efron23. Cet eurasisme strictement parisien va se concrétiser dans la fondation de l’hebdomadaire Evrazija (Eurasie), publié à Clamart en 1928 et 1929 (35 numéros), qui officialise le schisme avec Prague.

Dès son premier numéro, Evrazija définit clairement son objectif, lier les postulats politiques et philosophiques eurasistes de la Russie à l’éveil d’une conscience politique marxiste. Très rapidement, la revue se dote du vocabulaire soviétique en dénonçant les opposants à l’Union soviétique comme des « bourgeois » et des « égoïstes matérialistes ». Un tiers de la revue est exclusivement réservé aux nouvelles officielles - et déjà « autoglorifiantes » - d’Union soviétique, principalement économiques (taux de réussite du plan) et organisationnelles (comptes rendus des différents soviets). Les articles de philosophie politique restent très dogmatiques et cherchent à rattacher tous les principes eurasistes au communisme. Les eurasistes praguois continuent quant à eux, et malgré leurs ambiguïtés envers le régime soviétique, à condamner la politique antireligieuse de l’URSS, sa préférence accordée au prolétariat au détriment de la paysannerie, son discours de classes et le dit « cosmopolitisme » de l’idéologie au pouvoir. Les eurasistes de Paris radicalisent donc la pensée élaborée à Prague en ne dissociant plus un bolchevisme, positif et russe, d’un marxisme, négatif et occidental, et approuvent la gestion au quotidien de la réalité soviétique. Evrazija condamne même le courant des pères fondateurs dont les racines plongent dans une pensée qu’elle juge nationaliste et de droite, dangereuse pour le mouvement et stérile, limitée à l’idéalisation du passé, de la Moscovie et de l’orthodoxie.

La mouvance parisienne a également une vision plus politisée et plus activiste de l’eurasisme, qui doit être, selon elle, un réel parti politique inspiré du modèle bolchevique. Pour Evrazija, l’eurasisme est une dénomination institutionnalisée, un titre attribué par un organe supérieur et non une sensibilité ou une vision du monde complexe que partagent des personnalités aux intérêts parfois contradictoires. Le courant de Clamart illustre ainsi les tensions internes à l’eurasisme portant sur sa propre définition : le mouvement n’a pas su choisir ce qu’il voulait être, et ses hésitations entre parti politique et courant intellectuel, entre dogmatisme et communauté plus informelle, ne pouvaient qu’entraîner schismes et dissensions. Evrazija croit ainsi en un « eurasisme organisé », veut différencier les membres du Comité eurasiste de ceux de la rédaction, chacun ayant des responsabilités diverses, appelle à dénoncer ceux qui ont quitté les organisations eurasistes mais qui continuent à publier des textes dits « eurasistes » sans en avoir le droit, etc.

L’influence du national-bolchevisme venu d’Extrême-Orient sur les eurasistes parisiens a provoqué ou tout au moins précipité la naissance d’un eurasisme parisien dit « de gauche ». Un deuxième élément de déstabilisation du couple Paris-Prague vient également de Mandchourie : les débats lancés autour de la publication à Kharbin, en 1926, d’un livre sur les fondements historiques de l’étaticité russe (My. Kul’turno-istoričeskie osnovy rossijskoj gosudarstvennosti [Nous. Les fondements culturels et historiques de l’étaticité russienne]) du romancier Vsevolod Ivanov, ancien élève de Nikolaj Losskij à Moscou, journaliste rallié à Aleksandr V. Kolčak en Sibérie puis passé en Extrême-Orient. Ces débats touchent cette fois-ci non plus l’aspect politique de l’eurasisme mais son discours orientalisant ou asiatique.

Ivanov se dit en effet eurasiste mais se différencie du courant d’Occident par son radicalisme identitaire. Il récuse tout particulièrement le rôle matriciel joué par l’orthodoxie dans l’histoire et la culture russes. En niant celle-ci, il n’a alors plus de motif pour affirmer une spécificité chrétienne qui différencierait la Russie de l’Asie et donc pour refuser une complète assimilation à cette dernière. Ainsi, pour Ivanov, il n’existe que deux mondes culturels sur le vieux continent, l’Europe et l’Asie, et face à ces deux espaces antagonistes, la Russie « doit » choisir, et ne peut en choisir qu’un seul, le second :

Le peuple russe, s’étendant entre deux océans, l’oriental et l’occidental, baigne de ses vagues deux capitales, Moscou et Pékin, et son histoire est le nœud autour duquel naissent de nouvelles victoires pour l’histoire du monde.24

Les traditions politiques autocratiques de la Russie feraient d’elle un pays pleinement asiatique, et Ivanov insiste en particulier sur le mythe du « tsar blanc » prétendument attendu par les populations bouddhistes, qu’elles soient tibétaines ou mongoles. Il appelle ainsi à abandonner la terminologie d’Eur-Asie pour celle, plus tranchée, d’asiatisme :

Nous ne sentons pas de tensions envers les foyers asiatiques de la culture mondiale. Nous sommes chez nous en Asie ! De là ma conclusion : pas l’eurasisme mais l’asiatisme.25

Ivanov remet alors en question le postulat premier de l’eurasisme, celui du continent médian. Il révèle le discours en réalité pro-asiatique du mouvement : bien que celui-ci prône un équilibre, une centralité entre Asie et Europe, il semble chercher à dire que la Russie est plus orientale qu’européenne. Ivanov n’aurait donc fait qu’expliciter des sous-entendus plus ou moins conscients. Face à un tel discours, la réponse des eurasistes ne peut évidemment qu’être complexe. Le mouvement de Prague (dans les numéros 5, 6, 7 et 8 des Evrazijskaja hronika) reconnaît Ivanov comme l’un des siens mais refuse nettement toute assimilation à l’Asie. Il continue à affirmer son postulat fondateur, l’existence d’un troisième monde eurasien, la dualité russe entre Europe et Asie se réalisant principalement par l’attachement à l’orthodoxie :

Le monde des cultures asiatiques n’est pas notre monde, bien que par quelques traits fondamentaux de notre pensée et de nos sentiments nous soyons parents avec les peuples de ces cultures.26

La revue parisienne Evrazija, quant à elle, est beaucoup plus sévère que les Praguois. Elle condamne sans nuances ce qu’elle appelle l’asiophilie d’Ivanov, qui servirait avant tout les ennemis de l’eurasisme. Le rejet par les Parisiens de tout discours orientaliste va en effet avec l’occidentalisme du national-bolchevisme et du marxisme auxquels s’est rallié Suvčinskij. Ustrjalov pense par exemple le nouveau régime russe à venir dans un cadre éminemment européen et occidental, et s’il appelle bien à un pouvoir totalitaire, celui-ci est inspiré du Thermidor français et non d’une quelconque théocratie orientale à laquelle les Praguois ont pu, quant à eux, faire référence. Les eurasistes de Paris profitent donc de l’extrémisme identitaire d’Ivanov pour dénoncer l’ensemble du discours historique des Praguois : leur pensée serait vieillotte, slavophile et se limiterait à proposer de la Russie des images d’Épinal qui « ressemblent à une tirade sur l’âme slave dans le style des feuilletons des quotidiens français »27. Au travers du cas Ivanov et du rapport, complexe, des eurasistes à l’Asie, apparaît donc la deuxième spécificité de l’eurasisme parisien, sa vision uniquement politique du devenir russe et son refus du discours culturaliste sur l’Orient. Il faut en effet noter l’absence d’articles de fond sur la culture, l’histoire ou l’identité russes dans la revue Evrazija, centrée exclusivement sur des questions politiques et économiques, des nouvelles d’Union soviétique et des reprises de la Pravda (La Vérité).

Si l’eurasisme parisien est bien spécifique et diverge profondément de l’eurasisme praguois, son histoire va se révéler brève et semble mener à l’échec. Cet échec se révèle toutefois intéressant en ce qu’il montre le peu de marge de manœuvre des eurasistes parisiens.

1) Peu de marge de manœuvre, tout d’abord, sur le plan organisationnel. La réaction des eurasistes de Prague face au schisme parisien est en effet virulente : Savickij, en lutte personnelle avec Suvčinskij pour le leadership du mouvement, coupe les fonds au groupe parisien dès les premiers numéros de Evrazija et Trubeckoj se désolidarise de l’ensemble du mouvement parisien par une lettre publique du 31 décembre 1928. Même si beaucoup d’eurasistes de la première heure se rallient aux Parisiens, leur adhésion sera en réalité de courte durée. Face aux difficultés et au trop net passage du côté soviétique, nombre d’eurasistes, même de gauche, reviennent vers Prague : ce sera par exemple le cas de Malevskij-Malevič, qui demande pardon à Savickij dans une lettre de 1931. Karsavin, quant à lui, avait quitté la France pour les pays baltes dès 1928. Suvčinskij se retrouve donc vite isolé, entouré de personnalités passées aux Soviétiques comme Arapov et Efron, et connaît de graves difficultés financières pour éditer Evrazija. Même si lui-même refuse de demander de l’aide à l’Union soviétique, on suppose que Efron trouva des financements directement auprès de la Lubianka. L’étau se resserre : aucun espace organisationnel ne semble possible entre le rejet des eurasistes de Prague dits « de droite » et le complet noyautage par l’Union soviétique.

2) Peu de marge de manœuvre également sur le plan intellectuel en ce qui concerne le discours politique. Comment en effet développer une pensée de style national-bolchevique sans une adhésion à plus ou moins long terme au régime soviétique lui-même ? Ce ralliement à l’URSS à une époque, le tournant des années 1920-1930, où le pays se rigidifie et s’idéologise, ne peut laisser place à une appréhension de la réalité politique qui soit divergente ou plus souple que celle du pouvoir moscovite. C’est d’ailleurs à cette conclusion qu’arriveront bon nombre d’eurasistes de gauche comme Arapov ou Svjatopolk-Mirskij, qui feront le choix de rentrer en URSS et disparaîtront tragiquement dans les purges de la fin des années 1930. L’alliance entre Suvčinskij et Ustrjalov a bien permis de cristalliser la naissance d’un eurasisme marxiste se différenciant d’un eurasisme révolutionnaire de droite, celui de Prague. La confrontation de l’eurasisme avec l’idéologie national-bolchevique, qui dispose de sa propre logique politique interne et assume pleinement son ralliement au régime soviétique, a cependant désavantagé la gauche eurasiste. Cette dernière a alors été obligée de reconnaître que sa pensée politique avait « déjà » été formulée par d’autres, et avec moins d’ambiguïtés, et lui a fait peu à peu perdre toute raison d’être en tant que mouvement politique indépendant.

3) Peu de marge de manœuvre enfin en ce qui concerne le discours sur la « nature » de la Russie. En niant l’idée d’une spécificité culturelle orientale de la Russie, l’eurasisme de gauche a « scié la branche sur laquelle il était assis » en se dissociant de l’une des idées les plus originales de l’eurasisme tel qu’il avait été fondé en 1921. On peut également se demander s’il était possible, sur le long terme, d’appeler à une troisième voie politique et sociale sans affirmer que la Russie était un troisième continent spécifique. De toute façon, la force de l’eurasisme parisien n’était pas tant dans ses capacités d’élaboration théorique (puisque c’est en réalité à Prague qu’ont été formulés les grands principes politiques et culturalistes du mouvement) mais dans ses personnalités comme Suvčinskij ou Svjatopolk-Mirskij et leurs liens extrêmement étroits avec les milieux littéraires émigrés. Ceux-ci avaient en effet su s’entourer de collaborateurs comme Sergej Efron, Lev Šestov, Marina Cvetaeva ou Aleksej Remizov et avaient réussi à promouvoir une certaine sensibilité à la question eurasiste dans les milieux littéraires russes, en particulier en contribuant à fonder la revue Versty (Les Verstes) (1926-1928).

Cette triangulaire Paris-Prague-Mandchourie permet de mettre à jour un certain nombre de contradictions internes au mouvement eurasiste. Il est en effet difficile de vouloir conjuguer une pensée politique de type « révolution conservatrice » avec un discours identitaire qui affirme une Russie plus proche de l’Asie que de l’Europe. Il est également complexe de condamner le communisme mais de reconnaître l’aventure révolutionnaire, de récuser la réaction monarchiste tout en appelant à un régime politique conservateur. Il est encore plus difficile d’expliquer comment l’eurasisme peut se présenter comme un mouvement à fondement religieux orthodoxe tout en affirmant que le Russe « se sent chez lui en Asie »28. Les solutions proposées par l’eurasisme parisien, la négation du discours culturel asiatique et un ralliement nationaliste au régime soviétique, n’ont pas non plus été satisfaisantes et ont conduit à une impasse tant organisationnelle qu’intellectuelle. L’eurasisme n’a en effet pu résister à la radicalisation politique des années 1930 : la montée du nazisme, la fin de la NEP29 et la stalinisation de l’Union soviétique ont signé la fin de ces mouvements « ni droite ni gauche ».

L’eurasisme emprunte sur le plan philosophique au romantisme tout en étant, sur le plan politique, proche de la modernité du fascisme italien et du totalitarisme dans sa version soviétique. Il est littéralement imprégné de pensée allemande (bien que celle-ci soit officiellement rejetée en tant que « romano-germanique »), que ce soit celle du xixe siècle comme celle du début du xxe siècle. Bien qu’il se soit pensé comme réellement novateur et produit purement national, né de la seule expérience russe, il est partie prenante de l’histoire des idées en Europe, de la Naturphilosophie aux révolutions conservatrices : il symbolise la rencontre du passé impérial russe renversé par la révolution et de la crise occidentale de l’entre-deux-guerres. L’eurasisme se révèle ainsi un courant original au sein de la mouvance de la révolution conservatrice : il partage les multiples postulats politiques des droites révolutionnaires occidentales tout en proposant une idéologie prétendument « non européenne » à la Russie.

Analyser l’eurasisme par le biais des influences occidentales qu’il a subies permet alors de mieux comprendre à quel point la pensée de l’émigration russe est réellement une pensée « en » exil, présente à des endroits différents du globe mais qui se retrouve unie dans des discussions qui traversent tout le continent, de l’Occident à l’Europe centrale et à l’Extrême-Orient. C’est également une pensée « de » l’exil car l’eurasisme, voire l’asiatisme de certaines figures du mouvement, ne pouvait voir le jour que chez des intellectuels acceptant avec difficultés d’être coupés de leur patrie et en proie à un processus de « distanciation de soi ». Seul celui-ci permettait en effet les discours identitaires les plus radicaux et iconoclastes. Cette approche « par l’Occident » de discours centrés sur une prétendue spécificité nationale éclaire alors combien les mécanismes de construction du discours identitaire russe restent modelés, sans vouloir le reconnaître, sur les exemples occidentaux. Ils prennent place dans un mode de pensée courant à l’époque, celui de la déception envers l’occident contemporain, et doivent être appréhendés dans leur contexte occidental, preuve s’il en est de l’européanité de l’histoire intellectuelle russe.

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Notes

1 p. Sériot, Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris, PUF, 1999.
2 M. Laruelle, L’idéologie eurasiste russe ou comment penser l’empire, préface p. Sériot, Paris, L’Harmattan, 1999.
3 M. Laruelle, « Politique et culture dans l’émigration russe : les débats entre l’eurasisme et ses opposants », La revue russe, Paris, IES, n° 17, 2000, p. 35-46.
4 G. V. Florovskij, « Evrazijskij soblazn » (« La tentation eurasiste »), Sovremennye zapiski (Les Annales contemporaines), Paris, n° 34, 1928  republié dans Rossija meždu Evropoj i Aziej : evrazijskij soblazn (La Russie entre Europe et Asie : la tentation eurasiste), Moscou, Nauka, 1993, p. 237.
5 M. Laruelle, « Existe-t-il des précurseurs au mouvement eurasiste ? L’obsession russe pour l’Asie à la fin du xixe siècle », Revue des études slaves, Paris, IES, vol. 75, n° 3-4, 2004, p. 437-454.
6 N. S. Trubeckoj, « Naš otvet » (« Notre réponse »), in Istorija, kul’tura, jazyk (Histoire, culture, langue), Moscou, Progress, 1995, p. 12.
7 Evrazijskie tetradi (Les Cahiers eurasistes), n° 4, 1935, p. 14. Publié sans auteur ni lieu d’édition.
8 p. N. Savickij, « Poddanstvo idei » (« La citoyenneté de l’idée »), Evrazijskij vremennik (Le Bulletin eurasiste), Berlin, Evrazijskoe izdatel’stvo, n° 3, 1923, p. 7.
9 « Par notre esprit, nous sommes le premier type d’ordre russe [...]. Nous sommes appelés à construire la Russie-Eurasie d’après les préceptes des starets, en donnant à ce testament un nouveau contenu historique », N. N. Alekseev, « Evrazijcy i gosudarstvo » (« Les eurasistes et l’État »), Rossija meždu Evropoj i Aziej : evrazijskij soblazn (La Russie entre Europe et Asie : la tentation eurasiste), Moscou, Nauka, 1993, p. 165.
10 N. Struve, Soixante-dix ans d’émigration russe, 1919-1989, Paris, Fayard, 1996.
11 M. Gorboff, La Russie fantôme, Lausanne, L’Âge d’homme, 1995.
12 Le mouvement du prince Dmitrij p. Svjatopolk-Mirskij permet à environ dix mille Russes de rentrer en URSS, principalement entre 1921 et 1925.
13 Qui tire son nom d’un recueil, Smena veh (Changement de jalons), publié à Prague en 1921 par des intellectuels de la droite modérée ayant quitté depuis peu la Russie et qui fait ouvertement référence au précédent de Vehi (Jalons), véritable manifeste contre l’idéologie de l’intelligentsia radicale publié en 1909.
14 H. Hardeman, Coming to Terms with the Soviet Regime. The « Changing Signposts » Movement among Russian Emigrés in the Early 1920s, DeKalb (ILL.), Northern Illinois University Press, 1994.
15 M. Agurskij, Ideologija nacional-bol’ševizma (L’idéologie du national-bolchevisme), Paris, YMCA Press, 1980.
16 T. Kondratieva, Jacobins et Bolcheviks, Paris, Payot, 1989.
17 D. Shlapentokh, « Bolshevism, nationalism and statism : soviet ideology in formation », Cahiers du monde russe, Paris, EHESS, n° 4, 1996, p. 429-466.
18 N. S. Trubeckoj, « Naš otvet », op. cit., p. 339-348.
19 p. p. Suvčinskij, « K preodoleniju revoljucii » (« Pour un dépassement de la révolution »), Evrazijskij vremennik, Berlin, Evrazijskoe izdatel’stvo, n° 3, 1923, p. 38.
20 p. p. Suvčinskij, « Inobytie russkoj religioznosti » (« La nature autre de la religiosité russe »), Evrazijskij vremennik III, Berlin, Evrazijskoe izdatel’stvo, 1923, p. 105.
21 N. N. Alekseev, « Evrazijcy i gosudarstvo » (« Les eurasistes et l’État »), Rossija meždu Evropoj i Aziej : evrazijskij soblazu (La Russie entre Europe et Asie : la tentation eurasiste), Moscou, Nauka, 1993, p. 167.
22 N. S. Trubeckoj, « Ob idee-pravitel’nice ideokratičeskogo gosudarstva » (« De l’idée dirigeante de l’État idéocratique ») in L’Europe et l’humanité. Écrits linguistiques et para-linguistiques, trad. p. Sériot, Liège, Mardaga, 1996, p. 203.
23 Face aux infiltrations soviétiques, un tract signé par Petr N. Savickij, Nikolaj N. Alekseev et Konstantin Cxeidze exclut le couple Klepinin, ainsi que Kondrat'ev et Perfil'ev des organisations eurasistes. Voir p. Huber, D. Kunzi, « Paris dans les années trente : sur Serge Efron et quelques agents du NKVD », Cahiers du monde russe et soviétique, Paris, EHESS, n° 2, 1991, p. 285-310.
24 Ivanov in M. Volgin, « My. V. Ivanov » (« Nous de V. Ivanov »), Evrazijskaja hronika (Chronique eurasiste), Paris, Evrazijskoe izdatel’stvo, n° 5, 1926, p. 72.
25 Ibid., p. 73.
26 V.p. Nikitin, « Čto ja vozrazil by Miljukovu » (« Ce que j’aurais répondu à Miloukov »), Evrazijskaja hronika, Paris, Evrazijskoe izdatel’stvo, 1927, n° 7, p. 35.
27 Evrazija, Paris, n° 17, 16 mars 1929, p. 6.
28 « Evrazijstvo. Opyt sistematičeskogo izloženija » (« L’eurasisme. Essai d’analyse systématique »), Evrazijstvo, Paris, 1926  republié in Puti Evrazii. Russkaja intelligencija i sud’by Rossii (Les chemins de l’Eurasie. L’intelligentsia russe et le destin de la Russie), Moscou, Russkaja kniga, 1992, p. 379.
29 Novaja ekonomičeskaja politika (Nouvelle politique économique).

 

Pour citer cet article : Marlène Laruelle, « La triangulaire “Russie”, “exil russe”, “culture d’accueil” : le prisme occidental inassumé de l’eurasisme », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=51