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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

Les rapatriés russes de Chine. L’itinéraire de trois amis : l’écrivain Natalija Il’ina, le musicien Oleg Lundstrem et l’ingénieur Vitalij Serebrjakov

Véronique JOBERT
Université Paris IV-Sorbonne, Centre de recherches sur les littératures et les civilisations slaves

 


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Mots-clés : Kharbin, Shanghai, rapatriés, Natalija Il’ina, Oleg Lundstrem

 

Introduction

Après la seconde guerre mondiale, répondant à l’appel lancé par Stalin à tous ses compatriotes à l’étranger, y compris aux émigrés blancs et à leurs descendants, de nombreux Russes de Shanghai regagnèrent leur pays d’origine. Beaucoup d’entre eux furent presque immédiatement arrêtés, expédiés dans des camps de Sibérie, dont certains ne revinrent jamais.

D’autres, plus chanceux, parvinrent à refaire leur vie en Union soviétique. Parmi eux, l’itinéraire de trois amis au parcours similaire, alors qu’ils sont d’origine et de formation très différentes, retient plus particulièrement l’attention et mérite d’être évoqué pour souligner les points de convergence qui permettent d’expliquer la décision prise par eux en 1947, comme tant d’autres en Europe comme en Asie, de rentrer en URSS. Il s’agit de l’écrivain Natalija Il’ina, du musicien Oleg Lundstrem et de l’ingénieur Vitalij Serebrjakov.

Les deux premiers ont même réussi à acquérir une notoriété certaine en URSS. Natalija Il’ina, née en 1914 à Petrograd, morte à Moscou en 1994, journaliste à ses débuts, écrivain par la suite, a publié en URSS de nombreux articles et ouvrages. Elle fut, à ses débuts en Union soviétique, collaboratrice de la revue satirique Krokodil (Le Crocodile), par la suite, à partir du dégel, elle écrivit souvent dans les «  grosses revues » Novyj Mir (Le nouveau monde), Znamja (L’Étendard) et Oktjabr’ (Octobre), notamment. Elle est l’auteur de très nombreux billets satiriques (ce que les Russes appellent fel’etony) et de parodies caustiques1, puis, à partir des années 1970, elle se consacra à de la prose autobiographique2. Au moment de la perestroïka et au cours des premières années du régime eltsinien, elle travaillait à un nouveau projet qui aurait porté le titre Le second retour (Vtoroe vozvrašcenie) pour faire le bilan de sa vie et expliquer les raisons de son retour en URSS en 1947, sur lesquelles on lui posait souvent des questions. Le titre retenu l’était en écho à son premier et unique roman, œuvre de commande et de circonstance, Le retour (Vozvrašcenie)3, qui fut son mémoire d’études de l’Institut littéraire et lui ouvrit les portes de l’Union des écrivains soviétiques qu’elle intégra en 1958.

Oleg Lundstrem est un musicien, chef d’un très célèbre orchestre de jazz, créé à Kharbin en 1934, et composé à l’origine de neuf musiciens. Il fête donc, en cette année 2004, le soixante-dixième anniversaire de son orchestre. Dans les nombreuses interviews dont il a fait l’objet, il s’enorgueillit d’une part d’avoir 100 ans moins 12, d’autre part d’être inscrit dans le livre des records Guiness pour être le fondateur du plus vieux big band encore existant. Né en 1916 en Sibérie, à Tchita, Lundstrem fut emmené par ses parents à Kharbin en Mandchourie en 1921, partit à Shanghai en 1936, et rentra en octobre 1947 en URSS pour s’installer à Kazan. L’excellence de son orchestre de dix-neuf musiciens professionnels ne passa pas inaperçue en Union soviétique. Il devait en principe se reconvertir en orchestre de jazz de Tatarie. Mais l’époque n’était pas propice à la pratique du jazz, considéré comme une musique décadente, «  inutile pour le peuple » (džaz narodu ne nužen), une «  musique de gros » (muzyka dlja tolstyh). Comme Il’ina, pour mieux s’intégrer en Union soviétique, Lundstrem reprit ses études, qu’il fit au conservatoire de Kazan. Par la suite, les temps ayant changé, il sut s’imposer en tant que musicien de jazz, se faire reconnaître, et il est actuellement artiste du peuple de Russie, lauréat du prix d’État de Russie, professeur.

Le troisième homme est Vitalij Serebrjakov, né en 1916, mort à Sverdlovsk en 1988, à l’origine musicien lui aussi, trompettiste dans l’orchestre de Lundstrem, mais qui, une fois rentré en URSS, renonça à cette vocation pour devenir ingénieur et se rendre réellement utile à sa patrie, considérant les prétentions littéraires de Il’ina et musicales de Lundstrem comme des attitudes d’esthètes, indignes d’un patriote soviétique devant se consacrer à la reconstruction de son pays. C’est la raison pour laquelle, à la différence de ses deux autres amis, il n’a acquis aucune notoriété particulière en Union soviétique. Cependant, étant resté en contact avec ses amis de jeunesse, suivant les publications de Il’ina, qui fut, semble-t-il, la première à parler de ces émigrés rapatriés, il a voulu, à la fin de sa vie, consigner, lui aussi, ses souvenirs. Il a laissé de très intéressants mémoires, dont un exemplaire dactylographié se trouve dans les archives de Il’ina. Ces souvenirs éclairent les circonstances dans lesquelles ces trois amis se sont retrouvés en URSS et permettent de mieux comprendre l’itinéraire des uns et des autres.

La vie des émigrés à Kharbin

Pendant leur vie à Kharbin, qui couvrit leur enfance et leur adolescence, Il’ina, Lundstrem et Serebrjakov vécurent tous les trois dans une ville totalement russe. Kharbin était une ville russe depuis plus de vingt ans, depuis la construction du chemin de fer de Chine orientale. Dans ses souvenirs Vitalij Serebrjakov4 souligne la grande diversité de cette émigration en Asie et considère qu’elle différait de l’émigration en Europe occidentale dans des villes telles que Paris, Prague ou Berlin, qui comprenait davantage d’aristocrates, d’anciens propriétaires fonciers, d’hommes politiques. En Chine par contre, se côtoyaient des Russes d’origine et d’horizon très divers : officiers et soldats de l’armée de Aleksandr Kolcak, atamans cosaques, commerçants, petits-bourgeois, représentants de professions libérales. Le père de Il’ina, par exemple, était un noble, officier de l’armée blanche de Kolcak, celui de Serebrjakov était pour sa part un technicien de l’Oural, SR5 de par ses convictions politiques (il avait même fait de la prison en 1908 à Ekaterinburg, dans la même cellule que Jakov Sverdlov). Il se trouva parmi le personnel technique évacué de l’Oural par les forces de Kolcak et suivit, par la force des circonstances, la vague des réfugiés jusqu’en Mandchourie où la famille s’installa à Kharbin en 1920, comme la famille Il’in. Coexistaient ainsi de «  vrais » émigrés «  blancs » réfugiés sans passeport, des Russes ayant acquis la nationalité chinoise, mais aussi des Russes de nationalité soviétique. La famille Lundstrem, par exemple, s’était installée tout à fait légalement à Kharbin en 1921, après avoir quitté la République d’Extrême-Orient, et était détentrice de passeports soviétiques. Le père de Lundstrem avait accepté un poste de professeur de physique à l’Institut polytechnique de Kharbin. D’autre part, dès la reconnaissance de l’Union soviétique par la Chine en 1924 et l’établissement d’une administration conjointe soviéto-chinoise sur le chemin de fer, les employés russes du KVŽD6 durent prendre la nationalité soviétique. C’était le cas du père de Serebrjakov.

L’éducation que recevaient les enfants dans les nombreux établissements scolaires et universitaires russes de la ville, même ceux gérés par les Soviétiques, comme l’Institut polytechnique de Kharbin, dépendant du KVŽD, ou l’école commerciale, comme le signale une autre ancienne habitante de Kharbin dans ses mémoires7, ne différait en rien de l’enseignement traditionnel russe des lycées pré-révolutionnaires. Toute cette génération aura ainsi reçu une éducation centrée sur la culture russe, mettant en avant toutes les valeurs traditionnelles russes. Les enfants étaient des patriotes de leur pays, et donc nourrissaient en général des sentiments sinon prosoviétiques, du moins sans hostilité vis-à-vis de l’URSS, qu’ils considéraient en fin de compte comme leur patrie. La vie culturelle de Kharbin était brillante, il y avait un opéra, un orchestre philharmonique, une opérette, des orchestres de chambre. Des chanteurs d’opéra étaient invités d’URSS. Des émigrés, anciens musiciens des théâtres impériaux, jouaient dans les orchestres de Kharbin. De grands chanteurs, comme Sergej Lemešev qu’évoque aussi bien Serebrjakov que Il’ina, ainsi que Aleksandr Vertinskij et Fedor Šaljapin vinrent en tournée. Jusqu’en 1932, lorsque la Mandchourie fut occupée par les Japonais, la coexistence pacifique des Russes, qu’ils fussent émigrés ou de nationalité soviétique, était une réalité quotidienne. Ils se fréquentaient, «  achetaient et lisaient des livres et des revues publiés aussi bien en Union soviétique que dans des centres culturels de l’émigration, tels que Paris, Berlin ou Prague ; écoutaient la radio de Kharbin et celle de Khabarovsk ; regardaient des films américains et soviétiques ; allaient écouter des opéras soviétiques et se rendaient à des concerts de bienfaisance d’émigrés ; étaient abonnés à des journaux soviétiques et émigrés ; participaient aux mêmes compétitions sportives, etc. »8 Mais surtout, toujours d’après Serebrjakov, «  le mode de vie à Kharbin était grosso modo le même qu’en Russie, les Russes s’y sentaient chez eux, bien qu’ils fussent dans un pays étranger. »9

L’occupation japonaise, dès 1932, marque par contre un tournant capital pour la vie des Russes à Kharbin. Désormais l’avenir est totalement incertain pour eux. Le chemin de fer ayant été vendu par les Soviétiques aux Japonais en 1934, pour tous les employés se pose le dilemme suivant : rentrer en URSS ou partir ailleurs, la vie en Mandchourie n’étant plus possible.

C’est ainsi qu’à l’été 1935 de nombreux employés soviétiques du KVŽD partirent pour l’URSS. La vie de beaucoup de familles fut brisée, certains décidant de ne pas rentrer ; parmi les rapatriés nombreux furent ceux qui finirent dans les camps staliniens. Ce fut le cas de Leonid Lundstrem, le père de Oleg, qui partit en février 1935, fut arrêté en 1937, accusé d’espionnage au profit du Japon et mourut dans un camp de l’Oural en 1944.

L’émigration à Shanghai

Beaucoup d’autres Russes, et ce fut le cas de nos trois amis, partirent pour Shanghai, ville cosmopolite où vivaient dans les années 1930 des dizaines de milliers de Russes, des Américains, Français, Anglais et Italiens... En février 1936, Lundstrem fut le premier à partir avec son frère Igor’, suivi de Serebrjakov. Ils s’installèrent tous dans la concession française. Il’ina, quant à elle, partit en décembre 1936.

Tous les Russes sont unanimes à reconnaître que c’est seulement à Shanghai qu’ils se sentirent vraiment des émigrés, tout y était étranger, ne pas savoir parler l’anglais, par exemple, était un gros handicap. De plus, ils ressentaient tous douloureusement leur condition en quelque sorte de Lumpenproletariat, d’individus de seconde catégorie, subissant la loi des patrons, des exploiteurs qui profitaient d’une main-d’œuvre bien meilleur marché que, à qualification égale, les Américains, Français ou Anglais. Dans un billet humoristique intitulé «  Deux villes » («  Dva gorada »), Il’ina souligne la différence notable existant entre Kharbin et Shanghaï : «  Kharbin et Shanghai sont tellement proches et en même temps tellement éloignées. [...] Quel abîme sépare ces deux villes, dans tous les domaines. »10 En 1957, dix ans très exactement après son retour en URSS, elle résumera le sentiment partagé par la majorité de ses compatriotes : «  En Chine, nous vivions très isolés, déracinés, nous nous sentions des étrangers. »11

Il est intéressant de noter que de même qu’à Kharbin l’éducation russe inculquée aux enfants et aux jeunes émigrés les prédisposait à ne pas rejeter le pays de leurs ancêtres, quel qu’en fût le régime politique, de même, à Shanghai, la propagande habile de l’Union soviétique, par le biais de films projetés dans les salles de cinéma de la ville, joua son rôle. C’est ainsi que l’orchestre de jazz de Lundstrem reprend et adapte les mélodies de Isaak Dunaevskij du film soviétique «  Les enfants du capitaine Grant », du compositeur Leonid Utesov. Lundstrem arrange même «  façon jazz » la célèbre chanson de guerre soviétique «  Katioucha » qui a un énorme succès. Il est amusant de relever qu’une fois rentrés en URSS, l’orchestre de Lundstrem ne jouera plus cette version de «  Katioucha », considérée comme sacrilège.

L’attrait qu’exerce la patrie est immense, et très vite ces jeunes pensent à retourner là-bas. Serebrjakov demande, dès 1936, la nationalité soviétique.

L’année 1937

L’attaque de la Chine par les Japonais, en juillet 1937, précipite le mouvement de demandes de visas pour l’URSS, mais le consulat soviétique n’en délivre pas. Et c’est en fin de compte le consul soviétique Nikita Erofeev qui sauvera la vie de Lundstrem et de Serebrjakov en les empêchant de faire une demande de rapatriement en 1937, en pleine période de purges staliniennes. À partir de 1937 beaucoup d’émigrés «  blancs » changent leur point de vue sur l’URSS. Ils sont souvent impressionnés par ce qu’ils entendent sur les progrès de l’industrialisation, les grands chantiers du communisme, les exploits d’explorateurs et d’aviateurs tels que Valerìj Ckalov ou Semen Celjuskin. Notons au passage que le même phénomène peut être observé chez les émigrés russes d’Europe occidentale, chez Marina Cvetaeva, notamment. L’enthousiasme naïf de Serebrjakov laisse rêveur. De passage à Hong-Kong, il essaie à tout prix d’entrer en contact avec des marins soviétiques, sans grand succès ! L’adoption de la nouvelle constitution soviétique de 1937, d’autre part, rassure beaucoup de Russes en raison de la disparition de la catégorie des lišency (citoyens soviétiques privés d’un certain nombre de droits, tant électoraux qu’économiques, en raison de leur appartenance à une classe «  socialement étrangère », à savoir les ci-devant, commerçants, koulaks, etc.).

La propagande soviétique dans la colonie russe de Shanghai est également très active par le biais de publications telle que le journal Novosti Dnja (Les nouvelles du jour), dans lequel paraissent des articles très pro-soviétiques de Nikolaj Peterec, sous le pseudonyme de Nikolaj Ross et Dmitrij Lužin.

Enfin, toujours en 1937, est créée l’Union des candidats au retour (Sojuz vozvrašcencev), à laquelle s’inscrit notamment toute la famille Serebrjakov. Les membres de cette union éditent un nouvel hebdomadaire appelé Na rodinu ! (En route pour la patrie !). Cette association devient de plus en plus un instrument de propagande des idées soviétiques, l’hebdomadaire devient en 1940 un quotidien intitulé Rodina (La patrie), un club des citoyens de l’URSS se crée. De plus en plus d’émigrés se rallient à l’URSS, admettent le socialisme, pour certains, comme Lev Grosse, dans sa variante chrétienne. Des contacts de plus en plus étroits s’établissent entre les Russes de Shanghai et les journalistes soviétiques de l’Agence télégraphique de l’Union soviétique (Tass).

L’année 1941

L’invasion de l’URSS par l’Allemagne en juin 1941 va rallier les derniers indécis parmi les Russes de Shanghai à la cause de leur patrie en danger, l’URSS. De longues files d’attente se forment devant le consulat d’URSS pour s’inscrire comme volontaires sur le front. Là encore, le consul Erofeev tempèrera quelque peu leur enthousiasme de patriotes naïfs et les sauvera d’une mort quasi certaine. En effet, ces émigrés venus de l’étranger auraient sans aucun doute été considérés comme des espions. Le sursaut de patriotisme qui s’empare des jeunes Russes de la génération de nos trois amis, élevés dans l’émigration mais pétris de culture russe les amène spontanément à se rendre utiles à leur patrie d’origine. Avec leur aide, la propagande soviétique se fait de plus en plus active, sous l’impulsion du nouveau directeur de Tass, Vladimir Nikolaevic Rogov. C’est ainsi que naît le journal Novaja Žizn’ (La nouvelle vie), auquel participe à partir de 1942 très activement Il’ina, campant sur des positions très maximalistes, et imprimant à cette publication son style12. Il faut préciser que Il’ina était déjà une journaliste professionnelle. Dès son arrivée à Shanghai, en 1937, elle collabora, sous le pseudonyme de Miss Pen, au journal Šanhajskaja Zarja (L’aube de Shanghai), où elle publiait des billets d’humeur, des articles satiriques, en s’inspirant d’écrivains de l’émigration russe à Paris qu’elle admirait beaucoup pour leur ironie et leur humour, Nadežda Teffi et Don Aminado. En effet, le journal recevait gratuitement les journaux émigrés d’Europe Vozroždenie (Renaissance) et Poslednie Novosti (Les dernières nouvelles), dont s’inspirait Il’ina. Ses articles avaient pour thème la vie quotidienne de la grande ville cosmopolite, dont elle raillait les travers. Šanxajskaja Zarja était un journal typique de la presse émigrée. À la différence de ses amis Serebrjakov et Lundstrem, Il’ina, en 1937, n’avait pas encore de convictions prosoviétiques, car elle avait grandi dans une famille qui rejetait le régime qui s’était installé en Russie.

De 1939 à 1941, elle fut rédactrice d’un journal qu’elle avait créé, Šanhajskij Bazar (Le bazar de Shanghai), auquel participait le chanteur Aleksandr Vertinskij13. Il’ina se rappelle la création du journal Novaja Žizn’, qui, d’après elle, prenait la suite de Rodina, dont la rédaction se trouvait au même endroit, dont les collaborateurs étaient tous membres de l’Union des candidats au retour. Le petit recueil, Inymi glazami (Avec d’autres yeux), paru en 1946 à Shanghai, regroupe les esquisses de mœurs écrites par Il’ina dans Novaja Žizn’ entre 1942 et 1946. On y trouve un sentiment très fort de nostalgie pour la patrie, si familière par la culture russe que possède l’auteur, qui aime émailler son propos de citations d’auteurs classiques, ce qu’elle a fait tout au long de sa carrière d’écrivain. Ce sont des allusions, que tous les Russes comprennent, à Gogol’, Cehov, Tolstoj et bien d’autres. Un de ces articles a pour titre «  Un ciel étranger » («  Cužoe nebo »), clin d’œil à la célèbre chanson de Vertinskij «  Villes étrangères » («  Cužie goroda ») que Lundstrem avait aussi adaptée pour son orchestre. Mais c’est aussi, au fil du temps, car les articles sont donnés dans l’ordre chronologique, une adhésion de plus en plus inconditionnelle à l’URSS, sur laquelle la presse étrangère ne raconterait, d’après elle, de façon très polémique, que des mensonges, s’adonnant à une vaste entreprise de désinformation. Outre le journal Novaja Žizn’ est fondée également une nouvelle revue prosoviétique, Segodnja (Aujourd’hui), dont quinze numéros en tout paraîtront.

Le ralliement aux positions de l’URSS est de plus en plus net pour nos trois amis, et le désir de se rendre dans ce pays de plus en plus fort. Le tournant que représente la bataille de Stalingrad ne fait que renforcer ces sentiments. Le chanteur Vertinskij rentrera en URSS dès 1943.

La fin de la guerre

La victoire de l’URSS aux côtés des Alliés remplira de fierté tous les Russes, prompts à pardonner au stalinisme ses méfaits et à croire à la renaissance de la Russie éternelle. L’année 1946 est marquée par le discours de Winston Churchill à Fulton au mois de mars, dont les émigrés se souviennent comme du signe avant-coureur de la guerre froide. Les positions antisoviétiques des ex-alliés de l’URSS pendant la guerre ne font que renforcer davantage les sentiments patriotiques des Russes en Chine, leur détermination à rentrer au pays, à aider la patrie en danger. Au cours de l’été 1946 se constitua la Société des citoyens de l’URSS, qui comprenait de nombreux cercles, associations, dont un club sportif dont s’occupait le frère de Lundstrem, Igor’. Il’ina et Serebrjakov se souviennent tous deux de la construction du club sportif, par les «  citoyens de l’URSS » eux-mêmes, avec l’aide financière de généreux donateurs émigrés, dans une atmosphère enthousiaste.

En 1947, un décret du gouvernement soviétique appelle tous les Russes de l’étranger à regagner leur pays. 20 000 Russes de Shanghai répondent à cette invitation. Ainsi dix ans après la création de l’Union des candidats au retour, le rêve se réalise. Serebrjakov considère que l’on peut diviser ces candidats au rapatriement en trois groupes. Venaient d’abord les anciens du KVŽD venus de Kharbin, ayant fondé le club des citoyens soviétiques. Lundstrem et Serebjakov appartenaient à ce groupe. Ils cherchaient depuis longtemps à regagner l’URSS et avaient été parmi les premiers à s’inscrire à l’Union des candidats au retour. Ensuite, il s’agissait des anciens émigrés ayant changé d’opinion sur l’URSS à la fin des années 1930 et pendant la seconde guerre mondiale. Ces néophytes étaient en général très enthousiastes, attachés à des idéaux et souvent fort naïfs. Il’ina appartenait sans nul doute à cette catégorie. Enfin, le groupe sans doute le plus nombreux, était constitué des adeptes de fraîche date s’étant décidés une fois le décret du gouvernement soviétique proclamé. Ils déchantèrent en général très vite, dès qu’ils eurent posé le pied sur le sol soviétique, à la grande indignation de ceux qui rentraient pleins d’idéaux, en proie à ce que Il’ina qualifiera par la suite de «  psychose collective ».

Le retour

L’ensemble des candidats au retour en URSS, soit 2 500 familles, devait partir en plusieurs groupes, entre août et fin décembre 1947, en bateau. Ils devaient toucher le sol soviétique à Nakhodka, ville à quatre-vingt-six kilomètres à l’est de Vladivostok, reliée au chemin de fer depuis 1936 seulement, et dont le port venait juste d’être créé.

Lundstrem avec tout son orchestre, dont Serebrjakov, partiront dans le troisième bateau, le Gogol, le 21 octobre 1947. Il’ina partira avec le cinquième et dernier groupe, le 30 novembre 1947, sur ce même bateau. Ils se retrouveront tous à Kazan, sur la Volga, seule ville européenne au-delà de l’Oural qui leur était autorisée, et que Lundstrem avait choisie parce qu’il y avait un conservatoire de musique. Il avait pu laisser un message à Il’ina pour qu’elle demande aussi cette destination afin qu’ils se retrouvent tous ensemble. Ce n’est que bien plus tard que Il’ina appréciera à sa juste valeur le geste du fonctionnaire soviétique lui ayant transmis la note laissée par Lundstrem. Ce dernier, quant à lui, se remémorant cette époque, parlera de la bonne étoile qui les guidait et de la chance qu’ils eurent de rencontrer des hommes généreux et courageux.

L’embarquement, le voyage et l’arrivée à Nakhodka figurent certainement parmi les souvenirs les plus marquants qu’aient conservés les candidats au retour, enthousiastes et naïfs qu’étaient tous les trois. Serebrjakov se souvient de la bonne humeur et du sens de camaraderie qui les animaient tous, à Shanghai, pour charger à bord les bagages accompagnés auxquels les passagers avaient droit en quantité illimitée, sans aucun droit de douane, des aubades jouées par l’orchestre de Lundstrem pour le départ des bateaux. Cette bonne humeur s’évanouit à l’arrivée. Le paysage était lugubre, avec des rochers gris et nus s’étendant à l’infini, la région déserte et inhospitalière, et ils se retrouvèrent dans des baraquements sommaires qui avaient servi aux prisonniers de guerre japonais qu’ils aperçurent d’ailleurs, alors que ces derniers étaient occupés au nettoyage de leurs latrines. Le groupe dont faisait partie Il’ina resta tout un mois sur place.

Il’ina s’efforcera de consigner ses souvenirs, pour elle-même, dès 1957, c’est-à-dire très exactement dix ans après son retour en URSS. Il est remarquable de constater qu’elle avait déjà à cette époque compris beaucoup de choses sur l’Union soviétique. Une version remaniée et complétée par de nouveaux souvenirs laissés par un voyage aux USA à la fin des années 1980, sera publiée dans la revue Voprosy Literatury (Questions de littérature). Cette publication parut malheureusement seulement après sa mort. Elle y relate notamment les premiers doutes qui l’envahirent, les questions lancinantes qu’elle se posa. Ainsi, alors que le voyage avait été entièrement pris en charge par les autorités soviétiques, ce qui ne manquait pas de la remplir d’admiration béate devant cette générosité de l’État soviétique, elle la trouvait irrationnelle et économiquement non justifiée. Il y avait en effet parmi les rapatriés des gens fort riches, commerçants pour la plupart, qui auraient parfaitement pu payer leur voyage et auraient sans doute été heureux de s’offrir des conditions de voyage plus confortables. Ce n’est que plus tard qu’elle comprit un point essentiel de la politique soviétique : maintenir en état de dépendance tous les habitants de l’Union, afin de mieux les contrôler.

Serebrjakov pour sa part s’indignait du manque de civisme et de solidarité de certains rapatriés, de leur esprit critique et ironique parfois. Ainsi, faisant un calembour portant sur Nahodka, nom du port de destination, voulant dire «  trouvaille », quelqu’un eut ce bon mot : «  Nakhodka n’est certes pas la Russie, mais la Russie n’est pas une trouvaille non plus » («  Nahodka - ne Rossija, no i Rossija ne Nahodka »). Dans le même ordre d’idées, on serait enclin à se souvenir de ce calembour en français relaté par Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du goulag, à propos du camp des Solovki : «  À la guerre comme à la guerre », jeu de mot sur Lager’, le «  camp ».

Serebrjakov commençait cependant lui aussi à avoir quelques doutes. Cela se passa lors de l’arrêt de leur train à Sverdlovsk, lorsqu’ils purent rencontrer des rapatriés partis avant eux et installés dans l’Oural, dont faisaient d’ailleurs partie ses parents et sa sœur. Les informations qu’ils donnaient sur la vie quotidienne n’étaient pas rassurantes, pour ne pas dire alarmantes.

Après quelques années passées à Kazan, Il’ina et Lundstrem surent gagner la capitale, Moscou, ce qui avait été leur rêve et leur but depuis leur retour. Serebrjakov, ne nourrissant pas les mêmes ambitions, retrouva sa famille à Sverdlovsk.

Conclusion

L’itinéraire suivi par les trois émigrés que nous venons d’évoquer n’est qu’un exemple parmi des milliers d’autres, qu’il a été possible de suivre grâce aux témoignages qu’ils ont laissés, grâce aussi à l’énorme intérêt qui s’est manifesté dans la Russie postsoviétique concernant les «  taches blanches », ou plutôt les «  trous noirs » de l’histoire russe. L’histoire de l’émigration russe intéresse en effet un public de plus en plus large en Russie, maintenant que tabous et interdits ont été levés.

Cela dit, avant même la perestroïka, Il’ina recevait un courrier très abondant de lecteurs réagissant à ses publications, où était évoquée la vie de l’émigration. Elle aimait raconter le témoignage d’un Soviétique vivant en Sibérie qui avait accueilli à leur descente du train les travailleurs du KVŽD rapatriés en 1935, au moment de la vente du chemin de fer aux Japonais. Persuadés de devoir recueillir de pauvres hères affamés, prolétaires exploités, les Soviétiques furent grandement surpris en voyant la quantité de bagages transportés et le luxe (relatif) des toilettes des femmes.

En ce qui concerne l’aveuglement des rapatriés quant aux conditions de vie qui les attendaient en Union soviétique, il est extrêmement troublant de constater qu’il était identique à l’Est et à l’Ouest. Pour survivre, tous se complurent à s’autopersuader de contre-vérités grossières. Ainsi, dans son journal intime, Georgij Efron, le fils de Marina Cvetaeva écrit : «  J’affirme que l’URSS est un pays exceptionnellement riche en possibilités et en impressions. C’est un pays riche à tous les points de vue. »14 Précisons qu’à l’époque où Efron inscrit cette pensée dans son journal, son père est en prison et sa sœur déportée dans le grand Nord, et il le sait. Mais pour ces éléments déclassés (c’est un terme qui revient à plusieurs reprises sous la plume d’Efron, vivant en pays étranger, sans savoir ni vouloir s’intégrer complètement), «  la seule solution était de venir ici, en Union soviétique »15.

Gageons aussi que la quête du bonheur, qu’avoue si candidement le jeune Efron, qui n’a que quinze ans à l’époque, est commune à tous ces émigrés et rejoint les aspirations qu’ont si bien exprimées des écrivains russes de talent tels que Ivan Goncarov ou encore Andrej Platonov. Lundstrem reconnaît qu’ils étaient tous pleins d’enthousiasme et d’énergie et prêts à affronter les difficultés. La seule chose à laquelle ils n’étaient pas préparés, parce que cela dépassait l’entendement, était l’effroyable réalité de la dictature stalinienne, avec son cortège d’arrestations, de déportations et d’exécutions.

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Notes

1 N. Il’ina, Svetjašciesja tablo (Les enseignes lumineuses), Moscou, Sovetskij pisatel’, 1974.
2 N. Il’ina, Sud’by (Destins), Moscou, Sovetskij pisatel’, 1980 ; Dorogi (Chemins), Moscou, Sovetskij pisatel’, 1983 ; Dorogi i sud’by (Chemins et destins), Moscou, Moskovskij Rabocij, 1991.
3 N. Il’ina, «  Vozvrašcenie » («  Le retour »), Znamja, t. 1, 1957 ; t. 2, 1966, Moscou.
4 V. Serebrjakov, Polžizni v emigracii, Sverdlovsk,1989, p. 229, manuscrit, archives Véronique Jobert.
5 Socialiste révolutionnaire.
6 Kitajsko-vostocnaja železnaja doroga (Chemin de fer de Chine orientale).
7 M. Zarudnaja-Friman, Mcalis’ gody za godami : istorija odnoj sem’i (Les années filaient les unes après les autres : histoire d’une famille), Moscou, NLO, 2002, p. 197-201.
8 V. Serebrjakov, op. cit., p. 38.
9 Ibid., p. 93.
10 Archives Véronique Jobert.
11 Idem.
12 V. Serebjakov, op. cit., p. 287.
13 N. Il’ina, Dorogi i sud’by, op. cit., p. 207.
14 G. Efron, Dnevniki, v dvuh tomah, Moscou, Vagrius, 2004, p. 248.
15 G. Efron, op. cit., p. 353.

 

Pour citer cet article : Véronique Jobert, «   Les rapatriés russes de Chine. L’itinéraire de trois amis : l’écrivain Natalija Il’ina, le musicien Oleg Lundstrem et l’ingénieur Vitalij Serebrjakov », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=54