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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

Alexandre Ierdans l’historiographie russe de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle

Korine AMACHER
Université de Genève, Unité de russe et Institut européen

 


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Mots-clés : historiographie russe, Alexandre Ier, Vasilij Semevskij, Aleksandr Pypin, Nikolaj Šil’der

 

Le règne d’Alexandre Ier a donné et donne lieu à maintes interprétations. En effet, le caractère et l’œuvre du tsar mettent à jour de nombreuses contradictions. Si certaines sont criantes et sont relevées par presque tous, contemporains du tsar et historiens, d’autres sont plus imperceptibles, et ce n’est que lorsque le règne ou une problématique du règne fait l’objet d’une analyse minutieuse qu’elles sont révélées. Cette difficulté à « classer » le règne d’Alexandre dans une catégorie et à porter un jugement sur son œuvre est commune à tous les historiens, qui ne s’accordent que lorsqu’ils évoquent le caractère du souverain. Tous évoquent la duplicité d’Alexandre et s’attardent sur son caractère « insaisissable », « énigmatique », le décrivant comme un homme qui charmait tous ses interlocuteurs, que ceux-ci soient russes ou étrangers. Enfin, tous écrivent qu’Alexandre restera à jamais un « mystère », impossible à éluder.

En ce qui concerne l’évaluation du règne proprement dit, on peut toutefois évoquer l’unanimité des historiens à le découper en deux périodes distinctes, la première étant considérée comme réformiste (période dite « libérale »), la seconde comme une période de renoncement ou de réaction (période dite « réactionnaire »). La guerre et les règlements diplomatiques de 1812-1815 marquent généralement la « coupure » entre ces deux périodes. Comme exemple significatif, nous pouvons citer Martin Malia. Dans son ouvrage L’Occident et l’énigme russe1, il termine son premier chapitre intitulé « La Russie comme despotisme éclairé, 1700-1815 » sur Catherine la Grande, et commence le second chapitre en 1815, intitulé « La Russie comme despotisme oriental, 1815-1855 ». La première période du règne d’Alexandre (1801-1815) relève donc du « despotisme éclairé », la seconde du « despotisme oriental ». Le second chapitre traite de la Sainte Alliance, qui, d’une « ligue peu contraignante de monarques chrétiens s’engageant à gouverner selon la morale traditionnelle »2 se transforme peu à peu en un instrument d’intervention contre tous ceux, individus et peuples, qui, en Europe, s’aviseraient de vouloir changer l’ordre établi au congrès de Vienne. C’est, écrit Malia, le début de la disgrâce de la Russie aux yeux de l’Occident, disgrâce qui sera accentuée par les exécutions capitales de 1826 qui suivirent l’insurrection décembriste de 1825, et qui sera définitivement confirmée avec l’écrasement de l’insurrection polonaise en 1831. Pour l’Europe « éclairée », la Russie est désormais devenue le « bastion de la réaction »3.

Les historiens évoquent d’ordinaire plusieurs éléments qui justifient un règne partagé en deux. En ce qui concerne la période dite « libérale », sont évoqués l’influence de l’éducation du tsar dans l’esprit des Lumières, le rôle du « comité intime » (neglasnyj komitet), les premières mesures « libérales », les projets de réformes, le décret sur les agriculteurs libres, le lycée impérial de Tsarskoé Selo et la jeunesse de Puškin. L’homme qui incarne cette période est Mihail Speranskij. En ce qui concerne la période « réactionnaire», on évoque, entre autres, les colonies militaires, la réaction au sein des universités, le renforcement de la censure, l’exil de Puškin en 1820, la répression de la mutinerie du régiment Semenovskij en 1821, l’interdiction des loges maçonniques et le mysticisme du tsar. L’homme qui symbolise cette période est Aleksej Arakčeev, le « mauvais génie » du tsar.

Les mémoires des contemporains du tsar, futurs Décembristes ou non, ont largement contribué à accentuer cette vision, décrivant l’enthousiasme dont était empreinte l’atmosphère de la première période du règne, l’attente d’un changement sous l’égide d’un tsar qui disait vouloir abolir le servage et transformer son pouvoir en monarchie constitutionnelle, puis, après 1812, la déception face à l’inaction d’un Alexandre devenu mystique et sourd aux réalités de son pays, et enfin l’irritation suite aux mesures répressives du gouvernement. La première période est donc marquée par les espoirs de l’opinion éclairée (obščestvo), la seconde période par la déception, qui conduisit à la révolte décembriste.

Ainsi, la période qui s’étend de 1801 à 1812 est présentée a posteriori dans les nombreux mémoires de contemporains comme un « âge d’or », une période d’autant plus brillante qu’elle contrastait avec les ombres des règnes de Paul  Ier et de Nicolas Ier, ce dernier étant perçu, tant en Russie qu’en Occident, comme l’ennemi de toute liberté, quelle qu’elle soit. D’ailleurs, le fait qu’Alexandre soit entouré par deux tsars unanimement détestés a certainement contribué à imposer cette vision d’un début de règne « heureux ». En effet, Nikolaj Karamzin écrit que l’arrivée d’Alexandre fut perçue par la société russe comme une véritable rédemption après les quatre années de tyrannie de Paul.

La perception des dernières années du règne est moins claire, du fait des décisions ambiguës, souvent contradictoires, du tsar. Dès lors, même si, comme l’écrit Vasilij Ključevskij, Nicolas n’a fait que continuer l’œuvre de son frère, la vision de la deuxième partie du règne d’Alexandre n’atteindra jamais la force négative de celle du règne de Nicolas. Les années 1801-1815 jettent encore leurs rayons sur les années 1815-1825, certes faiblement, mais suffisamment pour éclairer non seulement le règne, mais le visage du tsar lui-même. C’est ainsi que les colonies militaires sont souvent perçues comme l’œuvre d’Arakčeev (alors que l’instigateur en fut Alexandre) et qui plus est, elles sont parfois rattachées au règne de Nicolas, lequel ne fut d’ailleurs jamais favorable à cette invention de son frère aîné.

Si la coupure de 1812 est imposante, incontestable, et s’il est indéniable qu’Alexandre et la Russie ont changé après les guerres napoléoniennes, il n’en demeure pas moins que lorsque l’on analyse les actes et les paroles d’Alexandre sur toute la durée de son règne, une certaine continuité est perceptible. En effet, les tentatives de réformes se perpétuent après 1812, de même que les discours emplis d’intentions « libérales ». Citons par exemple le fait qu’à Paris, Alexandre accepte le retour des Bourbons sur le trône français à la condition qu’un gouvernement de type constitutionnel soit instauré. Ses critiques envers le roi d’Espagne Ferdinand VII, qui, revenu en Espagne, efface aussitôt la constitution de 1812, sont connues. Enfin, durant son séjour parisien, dans le salon de Madame de Staël, lors d’une discussion sur l’esclavage aux États-Unis d’Amérique, Alexandre annonce solennellement qu’il abolira le servage sitôt rentré en Russie, suscitant l’enthousiasme de l’assemblée présente. Quelques années plus tard, en 1818, lors de l’inauguration à Varsovie de la première Diète du royaume de Pologne, il octroie à ce pays une Constitution, et annonce sa perspective d’une extension du régime constitutionnel à tout l’Empire russe. Dans cette optique, il confie à Nikolaj Novosil’cev l’élaboration d’un projet de régime représentatif. Enfin, en ce qui concerne la question du servage, Alexandre affranchit les serfs (sans attribution de terre) en Estonie en 1816, en Courlande en 1817, et en Livonie en 1819, et de nombreux projets de libération des serfs sont élaborés dans l’entourage du tsar, sur la demande du souverain lui-même. Enfin, Arakčeev et Speranskij sont présents durant tout le règne d’Alexandre : Arakčeev exerce sur lui une forte influence alors qu’il n’est pas encore tsar, ce dont témoignent les nombreuses lettres que les deux hommes échangèrent, et dès 1803, Alexandre le nomme inspecteur général de l’Artillerie. Quant à Speranskij, exilé suite à une fausse accusation de trahison en 1812, il devient gouverneur général de Sibérie en 1819, puis il revient en 1821 dans la capitale, où il est membre du Conseil d’État, travaillant au département des Lois.

À partir de ces constats, notre contribution vise à analyser l’historiographie du règne d’Alexandre Ier telle qu’elle s’est formée dans les œuvres de Nikolaj Šil’der (1842-1902), Aleksandr Pypin (1833-1904), Vasilij Ključevskij (1841-1911), Vasilij Semevskij (1848-1916), le grand-duc Nikolaj Mihajlovič (1859-1919), Sergej Roždestvenskij (1868-1934), Sergej Platonov (1860-1933) et Aleksandr Kizevetter (1866-1939).

On peut tout d’abord mettre en évidence une historiographie traditionnelle, de type « histoire monarchique ». L’historien déroule l’histoire du règne et décrit les actes du tsar, de la Cour et du gouvernement, les guerres et la diplomatie. Cela concerne les œuvres de Šil’der4 et du grand-duc Nikolaj Mihajlovič5. En deuxième lieu, nous trouvons des historiens qui intègrent le règne d’Alexandre dans le cadre d’une histoire de la Russie « depuis les temps anciens » (s drevnejših vremen) et « jusqu’à nos jours » (do naših dnej). Les travaux relevant de cette démarche historiographique sont ceux de Ključevskij et de Platonov. Enfin, citons les travaux de Roždestvenskij, Pypin, Kizevetter et Semevskij6, historiens qui analysent une problématique particulière, parfois observée dans sa « longue durée » comme c’est le cas pour Roždestvenskij et Semevskij.

Nous nous interrogerons sur le découpage, devenu traditionnel, de ce règne en deux périodes distinctes : est-il présent chez tous les historiens, ou est-il fonction de la démarche adoptée ? Comme nous le verrons, les logiques qui sous-tendent ces démarches historiographiques amènent les historiens à des perceptions différentes, la coupure du règne étant bien plus perceptible dans l’historiographie « traditionnelle », de type « explicatif », que chez des historiens comme Semevskij et Pypin, plus axés sur une histoire « sociale ». Soulignons ici que nous n’avons analysé que les parties historiographiques consacrées à la politique intérieure d’Alexandre. Nous ne parlerons donc pas des études sur la politique extérieure et les actes diplomatiques du règne, auxquels Sergej Solov’ev7 a d’ailleurs consacré une étude.

Le schéma historiographique « traditionnel », de type explicatif, aboutit, explicitement ou non, à une évaluation morale du règne. Ce genre historiographique est courant dans l’histoire russe et ailleurs en général. Cette démarche est donc également appliquée au règne d’Alexandre Ier par la plupart des historiens de notre corpus. Toutefois, en ce qui concerne Alexandre, l’évaluation de sa personnalité et la tentative de compréhension de son caractère prennent une place prédominante dans leurs analyses. Kizevetter par exemple dresse dans son texte un véritable portrait psychologique du souverain.

Dans son chapitre consacré à l’éducation et au caractère du tsar, Pypin relève qu’Alexandre a suscité maints jugements antinomiques parmi ses contemporains. Si certains l’ont perçu comme un homme « sans cœur et sans principes », comme un « despote rusé jusqu’à la perfidie », un « esprit des plus ordinaires, incapable d’avoir des idées élevées », d’autres évoquent « la grandeur de son âme et son désintéressement », son « aspiration sincère au bien de l’humanité », son « esprit extrêmement profond et perspicace ». Pypin ne se donne pas pour but d’apporter une réponse définitive à ces avis divergents au sujet de celui qui fut surnommé « le sphinx », mais il estime que l’on ne peut ignorer cette question, car la personnalité d’Alexandre a généré des actes fort contradictoires dans la politique russe et a exercé une profonde influence sur la « vie publique » russe (obščestvennaja žizn’ )8. Ainsi, par le biais de l’étude du caractère et de la personnalité du tsar, ce sont les « contradictions » du règne que les historiens veulent comprendre : pourquoi Alexandre a-t-il été si ambigu dans ses choix politiques, si inconstant durant tout son règne et, enfin, pourquoi les réformes n’ont-elles pas donné les fruits que l’opinion éclairée attendait ? Les conclusions auxquelles aboutissent les diverses analyses de sa personnalité sont, nous le verrons, différentes, mais le règne est toujours abordé à travers le prisme de son éducation familiale et de sa formation intellectuelle.

Pour expliciter la personnalité du tsar, tous les historiens, sauf le grand-duc Nikolaj Mihajlovič, s’attardent ainsi dans un premier temps à décrire les circonstances familiales dans lesquelles le tsar baigna durant son enfance et son adolescence. Soulignant le fait qu’Alexandre subit l’influence de deux personnes qui se détestaient et dont les conceptions du monde étaient totalement opposées (Catherine II et Paul  Ier), ils estiment que tel fut le point de départ de la « duplicité » d’Alexandre, la source de son « inconstance ». Alexandre, affirment-ils, ne put jamais choisir entre son père et sa grand-mère, et il opta pour une solution qu’il appliquera tout au long de son règne : il changea de « masque » à chaque fois qu’il changeait de lieu et d’interlocuteurs9. Les termes employés par les historiens sont divers, mais tous utilisent des mots tel que « dédoublement », « duplicité », « dissimulation », « hypocrisie », et tous évoquent le port continuel d’un « masque ». Enfin, tous soulignent que les circonstances familiales « anormales »10 dans lesquelles Alexandre évolua contribuèrent à semer le trouble dans l’esprit du jeune homme, le déséquilibrant moralement à jamais11.

Toutefois, la « duplicité » d’Alexandre relevée par tous les historiens trouve encore, chez certains, une autre cause. En effet, Platonov écrit que si la vie s’est très tôt chargée de détruire toute sincérité et tout trait spontané chez Alexandre, sa formation intellectuelle, soigneusement contrôlée par sa grand-mère, contribua aussi grandement à accentuer le « dédoublement » de son caractère12.

Ključevskij est l’historien le plus critique envers l’instruction qui fut octroyée au futur tsar ; il ne partage pas l’idée répandue selon laquelle Alexandre reçut une bonne formation intellectuelle. On lui apprit, dit-il, à bien « se comporter », mais on ne lui enseigna « ni à penser ni à agir » ; on ne lui dispensa qu’une formation théorique, on ne lui donna aucun « problème » à résoudre, aucune occasion ni de se « tromper », ni de se « corriger ». On lui fournit des réponses toutes prêtes, des « dogmes politiques et moraux », qu’il n’était pas nécessaire de vérifier, mais qu’il fallait simplement « apprendre par cœur et ressentir ». « La Grèce et Rome, la liberté, l’égalité, la république », dans ce « kaléidoscope d’images héroïques et d’idéaux politiques, quelle place occupait la Russie, avec son « passé et son présent si peu attrayants » ? La Russie, affirme Ključevskij, était ignorée, reléguée au rang d’un « phénomène dénué de toute raison »13.

Donc, tant les circonstances familiales « anormales » que la formation trop théorique d’Alexandre sont, pour les historiens, à l’origine de sa personnalité « dédoublée », mais également de son inconstance. Ainsi s’expliquent, écrit Platonov, l’absence d’unité intérieure d’Alexandre, le passage de « l’indifférentisme religieux » à « l’extase religieuse »14, de l’enthousiasme sincère pour la liberté politique au rejet virulent de son incarnation, les désirs de réformes et la réaction, Speranskij et Arakčeev. C’est également ainsi qu’ils expliquent pourquoi Alexandre n’accomplit que des réformes qui lui coûtèrent peu d’efforts. Le tsar ne savait pas fournir d’efforts, il n’avait appris qu’à rêver au « bien public », à la « liberté » et au « bonheur » de ses sujets. Et la plupart des historiens s’accordent pour dire que si des réformes furent réalisées en Russie, ce furent, majoritairement des réformes mineures15 mais symboliquement très importantes. Or, ce sont ces réformes qui ont contribué durant tout le règne à éveiller des attentes extraordinaires au sein de l’opinion éclairée, et à alimenter l’idée d’un tsar réformateur16. Šil’der qualifie d’ailleurs les premières années du règne d’Alexandre non pas d’années de réformes, mais d’années « d’hésitations »17.

Toutefois, cette lecture de la jeunesse du tsar, du point de vue éducationnel ou de sa formation intellectuelle, amène les historiens à proposer une perception différente d’Alexandre : décrit comme un être « passif », faible et influençable par les uns, il est représenté chez d’autres comme un homme volontaire, indépendant, comme un homme rusé et surtout « responsable » de ses actes de souverain.

Ainsi, Kizevetter et le grand-duc Nikolaj Mihajlovič se démarquent-ils fortement du point de vue d’un historien tel que Šil’der par exemple. Le grand-duc est d’ailleurs le seul de tous les historiens de notre corpus qui ne débute pas son ouvrage par une analyse des circonstances familiales et de l’éducation d’Alexandre18. Son récit débute en 1801 par le complot contre Paul  Ieret son assassinat, et il n’accorde que quelques paragraphes à l’éducation d’Alexandre, affirmant que le jeune homme reçut une éducation « solide », mais que « bien que très doué, il n’apprit toutes choses que superficiellement, sans les analyser et sans chercher à comprendre la mentalité de ses futurs sujets. Aussi, ses décisions furent-elles toujours hâtives et irréfléchies, car un fond sérieux lui manquait »19. Puis, il cite le témoignage d’un des précepteurs d’Alexandre, lequel évoque la « paresse » d’Alexandre, son manque de concentration, et le décrit comme un garçon qui n’aimait guère lire, « préférant d’autres passe-temps » et ne montrant « d’intérêt véritable que pour les exercices militaires »20. Par là-même, le grand-duc rend Alexandre responsable des traits de caractère qui ont influé de façon négative sur son règne ; il ne le transforme pas en « victime » d’une « mauvaise » éducation octroyée, ou de circonstances familiales moralement destructrices.

Ce sont deux perceptions qui s’affrontent ici : d’un côté on s’attache à démontrer que le tsar a toujours « maîtrisé » les événements, que l’échec de son éducation n’est pas dû au « système » éducatif, mais à sa personnalité même ; Alexandre est décrit comme un enfant « paresseux » mais « têtu » et sachant très bien imposer sa volonté, préférant toucher à tout plutôt que de se concentrer sur un objet particulier dans le but de le comprendre vraiment21. De l’autre, on décrit Alexandre comme un être bon, doux, faible, qui n’avait qu’un désir, celui d’accomplir le bien, mais qui ne put le réaliser, car il fut trop tôt déséquilibré par des circonstances familiales anormales et transformé, par une instruction détachée de toute réalité et interrompue bien trop vite (il n’avait que seize ans), en un être n’ayant pas la force de caractère nécessaire pour réaliser un quelconque acte politique d’envergure ou des réformes complexes qui nécessitaient une idée claire et un effort particulier, comme par exemple la question du servage.

À l’instar du grand-duc Nikolaj Mihajlovič, Kizevetter s’oppose vivement à l’avis si répandu concernant la faiblesse, l’indécision et la prétendue fragilité d’un Alexandre sous l’emprise de son entourage. Ainsi, estime-t-il, il est trop facile de rendre les « favoris » du tsar, Arakčeev à leur tête, responsables de tous les aspects sombres du règne, en ne laissant à Alexandre que le rôle de victime de son « propre manque de volonté ». Son attitude résolue et intransigeante face à Napoléon, la constance dont il fit preuve durant la guerre, et ce malgré l’opposition qu’il rencontrait en Russie, le prouvent, selon lui, largement. Kizevetter s’attache donc à démontrer qu’il y avait une autre raison à l’inaction du souverain en ce qui concerne les réformes intérieures. Alexandre, cet « esthète de la contemplation en politique »22 qui s’enthousiasmait à chaque fois qu’il était question, lors d’une discussion, de liberté politique, rejetait avec irritation et une volonté de fer chaque tentative de réalisation de la moindre liberté politique. Il suffit que Speranskij lui fournisse un projet de plan de réformes concret, et surtout réalisable, pour qu’Alexandre s’irrite contre son collaborateur. Car, écrit Kizevetter, le plan de Speranskij le renvoyait non pas tant à sa propre passivité (Alexandre savait fort bien agir et réagir lorsqu’il le voulait) qu’à son absence de désir d’action en politique intérieure. Et bien que les raisons de la disgrâce de Speranskij fussent multiples, il ne fait pour Kizevetter aucun doute que la facilité avec laquelle Alexandre porta crédit aux accusations de trahison à l’encontre de Speranskij à la veille de la guerre provient en partie de cette profonde différence entre un homme d’État tourné vers des mesures concrètes et un tsar qui ne supportait pas l’idée de vivre hors de son monde « fantasmagorique » fait de « rêves informes ». Il ne s’agissait chez Alexandre « ni de sincérité, ni de faiblesse, mais d’un amour froid et oisif pour le rêve, combiné à la crainte que ce rêve ne disparaisse à la première tentative de le réaliser »23.

C’est à travers l’interprétation du rôle d’Arakčeev et de son influence sur le tsar durant toutes ces années que la différence d’appréhension du caractère et de l’œuvre d’Alexandre est la plus perceptible.

Šil’der est l’historien qui prête à Arakčeev la plus grande influence sur Alexandre. Qui plus est, il fait remonter cette influence aux années du règne de Paul  Ier, citant abondamment les lettres qu’échangeaient les deux hommes, dans lesquelles on discerne aisément le profond attachement qu’Alexandre éprouvait pour Arakčeev. Enfin, il évoque un « serment secret » de fidélité qu’Arakčeev et Alexandre auraient prêté à Paul en 1796. Ainsi s’expliquerait selon lui l’amitié incompréhensible qui unit à jamais les deux hommes. « Dès ce moment fatidique, écrit-il encore, le vulgaire et terne Arakčeev se transforme en une figure historique, et il efface pour toujours le visage lumineux d’Alexandre. »24 Alexandre, le tsar au visage « lumineux », surnommé « notre ange » par ses proches comme le souligne plus d’une fois l’historien, aurait ainsi été soumis, par la force d’un « serment secret », à la volonté d’Arakčeev. Ainsi, cette étude de Šil’der tend à mettre en évidence l’amoindrissement de la marge de manœuvre dont bénéficiait le souverain et à minimiser sa responsabilité dans ses actes ultérieurs.

Cette explication n’est pas du goût du grand-duc Nikolaj Mihajlovič, qui écrit que « tout cela réclamerait des preuves qui n’existent pas » et que « des hypothèses semblables » ne peuvent que nous éloigner de la vérité25, bien qu’il succombe lui aussi au « péché » qui consiste à s’arroger le « droit », « pour la recherche historique », de « deviner et de rétablir les faits »26. Il affirme ainsi qu’Alexandre fut toute sa vie envahi de remords en raison de sa passivité face à l’assassinat de son père27. Toutefois, même si le grand-duc se contredit à la fin de son ouvrage28, il ne cesse de s’opposer à Šil’der en ce qui concerne la prétendue influence d’Arakčeev sur Alexandre, laquelle n’aurait, selon lui, jamais eu l’importance que Šil’der lui prête. Or, en voulant nier l’influence prépondérante d’Arakčeev sur Alexandre, le grand-duc entend démontrer qu’Alexandre fut maître de lui, de ses décisions et de ses moyens. Quant à Kizevetter, il n’est pas de l’avis de ceux qui estiment qu’Alexandre succomba à l’influence d’Arakčeev, et par là-même se détourna de ses plans personnels. Arakčeev ne fut, dit-il, que l’exécuteur de la volonté d’Alexandre29. Et face à l’argument de l’influence et du manque de volonté d’Alexandre, les historiens évoquent son caractère autocratique30 et le fait que les réformes les plus importantes furent réalisées dans les pays préalablement soumis à l’empire russe. C’est donc l’autocrate tout puissant qui accorde les libertés, là où il l’entend et comme il l’entend : une constitution en Pologne, une diète en Finlande, la libération des serfs dans les provinces baltes. Tous évoquent le goût d’Alexandre pour l’ordre et la discipline, ce que Šil’der appelle la « paradomanie » et le grand-duc Nikolaj Mihajlovič le « microbe du militarisme ». Cette passion, qui désole tant Šil’der, et qui se manifesta, selon le grand-duc, tout particulièrement dans la première période du règne d’Alexandre, s’épanouira toutefois de la façon la plus éclatante avec les colonies militaires, lesquelles ne furent pas du tout, écrit Kizevetter, l’œuvre d’Arakčeev, mais le produit des rêves fantaisistes et de la volonté infaillible du souverain lui-même31.

Toutefois, bien que certains historiens s’accordent à dire que le « libéralisme » d’Alexandre fut relatif, que le tsar était fort autoritaire et tout à fait capable de rappeler de façon cassante, humiliante même, qu’il était l’autocrate, le grand-duc est le seul à affirmer de façon abrupte et sans ambages qu’Alexandre ne fut jamais un réformateur et qu’il ne fut libéral « qu’en paroles ». Dès lors, il semble infirmer l’image répandue d’un Alexandre « libéral » et désireux d’instaurer un régime constitutionnel en Russie32.

Ainsi, la coupure du règne en deux périodes est perceptible chez la plupart des historiens, car aucun ne nie le fait que le cours du règne ait subi des changements « idéologiques » importants ; le grand-duc Nikolaj Mihajlovič ne nie pas que la première partie du règne d’Alexandre fut dominée par des tendances réformatrices, et la deuxième par des tendances « réactionnaires ». Son jugement concerne avant tout la personne d’Alexandre, et non le règne. Aucun historien ne remet non plus en question l’idée qu’à la fin des guerres napoléoniennes, l’état d’esprit non seulement du tsar, mais également de nombre de gens de son entourage, a changé. Toutefois, la césure entre la première et la deuxième partie de son règne n’est pas si prononcée que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, car les historiens montrent avant tout que le caractère autocratique d’Alexandre perdura tout au long de sa vie régnante, et que ses projets de réformes furent aussi présents durant la période dite « réactionnaire ». L’image d’un Alexandre réformateur au début du règne, puis s’étant détourné de ses idéaux après la guerre, n’est donc pas niée, mais elle est relativisée. Les historiens montrent avant tout qu’Alexandre fit preuve, dans son inconstance, dans sa « duplicité » et dans ses contradictions, d’une grande constance.

Deux historiens de notre corpus s’éloignent de ces visions un peu « psychologisantes » du règne d’Alexandre : il s’agit de Semevskij et de Pypin. Semevskij analyse la « question paysanne » en Russie du xviiie au milieu du xixe siècle, et Pypin le « mouvement social » (obščestvennoe dviženie) durant le règne d’Alexandre. Leurs objets d’étude, plus thématiques, placent Alexandre dans une perspective historiographique qui dépasse l’analyse « interne » du règne, leur lecture des faits s’attachant avant tout à replacer l’homme et son œuvre dans une perspective contextuelle plus large (Pypin), située dans un temps historique plus long (Semevskij).

Dès lors, ce nouveau type historiographique s’intéresse, de façon fructueuse, à une histoire plus sociale du règne ou de l’époque observée : en dépassant les analyses centrées majoritairement sur l’homme, sans pour autant les ignorer, il permet de se détacher d’une histoire « du caractère » au profit d’une perspective qui réinscrit la société dans une histoire qui l’avait un peu oubliée.

De même que les autres historiens, Pypin et Semevskij évoquent les circonstances familiales et la formation intellectuelle du jeune tsar, y voyant aussi la cause de l’indécision et du manque de volonté du tsar dans sa politique intérieure. Pour Semevskij, telle fut la raison pour laquelle si peu de réformes, tant sociales que politiques, furent réalisées durant son règne33. En outre, écrit-il, Alexandre, qui connaissait mal ses dossiers et la réalité de son pays, avait toujours besoin de conseillers. Quant à Pypin, il montre également combien les circonstances familiales et la formation intellectuelle d’Alexandre influèrent sur son caractère, le transformant en un être indécis et ambigu dans ses actes. Si Pypin défend l’éducation qui fut prodiguée à Alexandre par La Harpe, il souligne, de même que Ključevskij, qu’elle était totalement détachée de la réalité russe. Alexandre resta donc durant tout son règne au niveau des « rêveries » et des « enthousiasmes sentimentaux ». Ses plans furent souvent astucieux, mais il n’eut jamais la force nécessaire et l’intelligence pratique pour les mettre à exécution34. Pypin s’oppose cependant aux avis de ceux, contemporains ou historiens, qui mettent en doute la sincérité d’Alexandre, et ne perçoit chez lui aucun « machiavélisme », aucune « hypocrisie ». Alexandre, dit-il, fut sincère lorsqu’il affirmait vouloir réaliser des réformes. Et même lorsqu’il continua à parler de réformes alors que le règne se dirigeait à grands pas vers la « réaction », il était sincère : « Dans son esprit, deux mouvements différents marchaient côte à côte. Parfois c’était l’un, parfois c’était l’autre qui prenait le dessus. Mais jamais un des deux ne surmonta et n’élimina l’autre définitivement35. »

Toutefois, si l’on retrouve chez Semevskij et Pypin la même évaluation de la personnalité du tsar que celle présente chez les autres historiens, se dégagent de leurs travaux d’autres aspects, qui dépassent les analyses des histoires « traditionnelles » centrées sur le règne et la personne d’Alexandre, et qui ouvrent dès lors sur d’autres visions du règne.

Semevskij analyse la question paysanne sur le temps long, puisque son ouvrage embrasse quatre règnes : ceux de Catherine II, de Paul  Ier, d’Alexandre Ier et de Nicolas Ier. Or, en observant la problématique paysanne sur une longue période historique, Semevskij montre qu’il y eut, de façon constante, sinon de véritables réformes, tout au moins des ambitions de réforme de la part de chaque gouvernant. Certes, chacun des quatre règnes apporta son lot d’actes qui contribuèrent à aggraver la situation des paysans, mais il prépara aussi, soit par des mesures concrètes, soit par des discours symboliquement forts, la voie à une amélioration future. Ainsi, Catherine souleva publiquement la question de la nécessité d’une amélioration du sort des paysans. Pour la première fois en Russie, un souverain affirmait que le serf était un homme au même titre que son maître, et qu’il avait le droit à une existence « raisonnable ». Dès lors, écrit Semevskij, « Catherine inscrivit pour toujours son nom dans le livre de l’histoire de la question paysanne en Russie »36.

Durant le règne d’Alexandre, la condition des paysans connut peu d’améliorations concrètes. C’est toutefois durant son règne, affirme Semevskij, que pour la première fois fut posée clairement la question non pas de l’amélioration de leur condition, mais celle de la libération des serfs, même si la plupart des projets élaborés envisageaient cette libération sans attribution de terre. Enfin, avec la traduction de l’ouvrage principal d’Adam Smith en russe, la question de l’intérêt économique du servage était désormais posée. Un argument nouveau en faveur de l’abolition du servage apparut donc sous le règne d’Alexandre : il prendrait désormais de plus en plus de poids.

En ce qui concerne le règne de Nicolas, Semevskij souligne la situation difficile et presque inchangée des paysans. Mais à nouveau, la question paysanne fit durant ce règne un timide pas en avant : désormais tout le monde, ou presque, s’accordait sur le fait que dans la question de la libération des paysans, la terre était un élément capital.

Ainsi, durant chaque règne, l’amélioration de la situation paysanne fut un enjeu de discussion et d’intérêt, même si les réalisations concrètes restèrent minimes ou symboliques. Sous Catherine, le pas se fait en « public », grâce à son Instruction (Nakaz), mais également à travers les travaux sur le servage, écrits sur la demande de la Société libre d’économie (Vol’noe ekonomičeskoe obščestvo). Sous Alexandre, c’est toute une « nouvelle » opinion éclairée qui intervient dans le débat et envoie ses projets d’abolition du servage au tsar37. Sous Nicolas, la question du servage est confinée à des cercles fermés : les comités secrets créés par Nicolas y travaillent, de même que les « sociétés secrètes » de la jeunesse « radicale ». Dès lors, se dégage très clairement de la lecture de Semevskij que le règne d’Alexandre ne fut qu’une étape dans un long processus historique. Si la problématique des réformes durant son règne a occupé une place si essentielle dans les analyses des historiens, c’est avant tout en raison des attentes de l’opinion éclairée envers un tsar qui disait vouloir libérer les paysans.

Or, cette attente de réformes est perceptible chez Semevskij. En effet, ce dernier est un partisan ardent de la libération des serfs avec attribution de terre et il n’a de cesse de défendre cette idée dans son ouvrage. Il est donc compréhensible qu’il pose un regard critique sur Catherine II, Paul  Ier, Alexandre Ier et Nicolas Ier, qui tous, écrit-il, auraient pu faire davantage qu’ils ne le firent. Semevskij est toutefois encore plus sévère avec Alexandre qu’avec les autres, car sous son règne, l’attente des réformes fut énorme, et son inaction engendra une grande frustration dans l’opinion éclairée russe. Dans son ouvrage, Semevskij se fait en quelque sorte l’écho de ces attentes et de ces frustrations.

Si la représentation binaire (« libérale », puis « réactionnaire ») du règne est perceptible chez Semevskij, elle n’est toutefois pas fondamentale. Semevskij analyse une problématique, la question paysanne, sur le long terme. De cette analyse ressort que la question de la réforme paysanne ne fut pas plus dominante durant le règne d’Alexandre que durant celui de Catherine, de Paul ou de Nicolas, et que la question paysanne en Russie suscita un intérêt constant et une grande continuité politique. L’inaction d’Alexandre en ce qui concerne la question paysanne est, affirme Semevskij, perceptible dès le début du règne, et dans un chapitre de son ouvrage38, il évoque la continuité du discours « libéral » d’Alexandre sur la question paysanne, mais également la continuité de son inaction. Car pour résoudre la complexe et brûlante question paysanne, qui était peut-être celle qui soulevait le plus de « passions » et d’avis divergents, il aurait fallu un tsar fort, sûr de lui, avec une capacité de travail et de concentration énorme, ce dont fut incapable Alexandre. Ainsi, souligne Semevskij, lorsqu’en 1820 on discuta au Conseil d’État la décision d’interdire la vente de serfs détachés de la terre39, Alexandre s’étonna, persuadé que cette vente avait été interdite en 1802 déjà. Or, à cette date, en raison de son indécision, et malgré sa réprobation « théorique » du commerce des hommes, il n’avait pas eu la force nécessaire pour imposer cette loi aux membres du Conseil d’État qui s’y opposaient. On s’était contenté d’édicter une loi qui interdisait de publier dans les journaux les annonces de vente de serfs sans terre40. De même, en 1820, la loi ne passa pas, en raison du manque de volonté d’Alexandre. À presque vingt ans de distance, les résultats furent exactement les mêmes : on en resta au statu quo.

Si la perspective historiographique de Semevskij est novatrice par son objet d’étude, si elle se démarque de l’historiographie officielle, qu’incarne par exemple un historien comme Šil’der, s elle propose une vision plus « sociale » du règne d’Alexandre Ier, elle reste toutefois dans une tradition plus « ancienne », qui remonte au xviiie siècle : c’est du tsar, souverain éclairé, que l’on attend des réformes et des changements. Cette vision d’un souverain éclairé se perpétue au xixe siècle en Russie, et pas seulement chez les historiens. Tel sera en effet le schéma de pensée dominant des contemporains « de gauche » de Semevskij pendant encore longtemps : on attend que le changement soit initié et réalisé par une action gouvernante, et on voit en la personne du tsar celui qui réalisera les réformes nécessaires. Ce schéma de pensée est également perceptible chez Semevskij, qui fut dans les années 1870-1880 très proche du mouvement populiste.

Il nous reste à souligner encore un point qui transparaît fortement chez Semevskij. Durant le règne d’Alexandre, le rôle de la société russe devient bien plus important qu’il ne le fut jamais auparavant. Semevskij analyse longuement les nombreux projets de libération des serfs, parfois rédigés sur la demande du tsar par des personnalités de son entourage, mais venant aussi souvent d’initiatives privées. Il n’est pas de notre propos d’analyser les réactions du tsar à ces projets. Ce qui est important, et qui ressort clairement à la lecture de Semevskij, c’est que l’opinion éclairée russe s’intéresse désormais aux questions des réformes sociales, et qu’elle le fait savoir41. Toutefois, si l’ouvrage de Semevskij souligne cette évolution qui eut lieu au sein de la société russe, il ne s’attarde pas sur son sens : son propos est ailleurs. Historien politiquement engagé, Semevskij se contente d’adopter une posture critique vis-à-vis des actes d’un tsar qui se voulait « réformateur » mais qui fut incapable d’accomplir une seule réforme d’envergure en ce qui concerne la question paysanne.

D’un point de vue historiographique, Semevskij a toutefois mis en évidence une problématique sociale, qui dépasse les analyses historiques traditionnelles, fondées sur la description d’un homme « régnant ». Cet objet nouveau met à jour, sans s’y attarder, une notion à cette époque assez neuve en histoire : le mouvement social. Or, cette notion est au centre de l’ouvrage de Pypin.

Pour Pypin, la personnalité complexe d’Alexandre ne revêt un sens que si elle est analysée à la lumière du contexte. Deux courants opposés, écrit-il, s’affrontaient alors en Europe : le courant « révolutionnaire » et le courant « conservateur ». Or, Alexandre ne fut pas hors de son temps, et c’est pourquoi ces deux tendances travaillèrent tant son œuvre que sa personnalité42. En outre, à la différence de Pierre le Grand, personnalité forte et indépendante, Alexandre fut extrêmement perméable et influençable. Cette perméabilité eut pour conséquence qu’Alexandre fut emporté parfois par l’un, parfois par l’autre courant. Rapidement critiqué pour ses idées « libérales » par la société russe, conservatrice dans sa majorité43, qui lui reprochait ainsi qu’à son comité intime (dont il était, affirme Pypin, l’âme et l’inspirateur)44 un prétendu manque de connaissance de la réalité russe45, il avait pourtant, avec le soutien de ce même comité, compris et saisi instinctivement les exigences historiques de l’époque46. Ce furent eux, « l’avant-garde » de la société russe47, qui énoncèrent pour la première fois de façon aussi claire l’exigence de la « légalité » et la question de la libération des serfs. Mais ils furent surtout, pour Pypin, les plus brillants continuateurs de l’œuvre de Catherine II, exprimant les mêmes idées qu’elle tout en les modulant sur des tons différents : haine de l’arbitraire du despotisme, exigence d’un adoucissement des mœurs, critique de l’esclavage48. Évoquant plus d’une fois dans son ouvrage le fait que les résultats des actes d’Alexandre furent minimes et décevants, Pypin affirme que la contradiction entre les concepts théoriques et la réalité, entre les discours et les actes constituaient la logique même de Catherine. Or, c’est précisément cette logique que Catherine inculqua à Alexandre (parler des vertus citoyennes et de la liberté, mais agir en autocrate), ce qui ne signifie pas aux yeux de l’historien que Catherine et Alexandre furent « hypocrites » : l’un comme l’autre croyaient fermement aux idées qu’ils professaient49. Pourtant, Pypin observe une différence de taille entre les deux souverains. Si Catherine ne souffrit guère de cette dichotomie, cela ne fut pas le cas d’Alexandre, qui vécut douloureusement ses contradictions intérieures50.

Pypin s’arrête longuement sur les critiques provenant tant de certains historiens51 que de la vieille génération des dignitaires de l’époque de Catherine52, qui ne comprirent pas, selon lui, qu’Alexandre était le « produit » de celle qu’ils ne cessaient d’encenser. Ces critiques, pour Pypin, peuvent se résumer en ces quelques mots : Alexandre et le comité intime « ne furent pas à la hauteur de leur tâche »53. Pypin s’étonne donc : qui, en Russie, à part Pierre le Grand, fut véritablement à la hauteur de sa tâche ? Même Catherine ne le fut pas toujours, affirme-t-il, et surtout pas les nombreux ministres, hommes politiques et favoris qui précédèrent, puis succédèrent à Alexandre et son comité intime, et qui pensaient bien plus souvent à eux qu’au bien de la Russie54. Car pour l’historien, il est hors de doute qu’Alexandre et son entourage plaçaient le bien de la Russie au-dessus de leur propre carrière. C’est pourquoi, affirme-t-il, il valait mieux que ce soit eux qui s’occupent, même maladroitement, même en se trompant, d’apporter le « bonheur » aux millions de sujets russes plutôt que d’autres, tels, entre autres, Gavriil Deržavin, Dmitrij Trošinskij ou Nikolaj Karamzin55, qui ne proposaient souvent aucun programme, ni social, ni politique. Ce qu’ils prônaient, c’était au mieux le « gel » de la Russie, au pire le retour à des temps révolus.

Cette analyse de la personnalité et des actes d’Alexandre, dont Pypin dépeint l’ambiguïté différemment des historiens « traditionnels » (car moins marquée par une évaluation morale), est subordonnée à une question, qui traverse tout son ouvrage : quel sens prend l’œuvre d’Alexandre, non seulement dans le contexte politique russe, mais également européen ?

Dans l’introduction à son ouvrage56, après une analyse de l’émergence, à l’époque de Pierre le Grand et sous l’influence des idées européennes, puis du développement durant tout le xviiie siècle, d’une « nouvelle société » (novoe obščestvo), Pypin montre qu’un changement important eut lieu en Russie durant le règne d’Alexandre : cette « nouvelle société » (ou opinion éclairée) s’intéressa de plus en plus activement aux « affaires intérieures », « politiques », de la Russie. Or, l’intérêt de cette « opinion éclairée » pour la vie intérieure de l’empire russe, limité au départ à un cercle étroit concentré autour de l’empereur, mais qui fit rapidement ricochet dans un cercle social plus large, constitue, selon Pypin, le trait principal de l’époque d’Alexandre. Même si dans ses mains, le pouvoir monarchique fut souvent « sévère et despotique »57, même si la réaction sévit dans le pays dès les années 1820, rien ne put effacer ce que Pypin considère comme un tournant capital pour la société russe. Ce fut d’ailleurs sur une initiative individuelle, privée, celle de Sergej Petrovič Rumjancev, que fut élaboré le décret sur les agriculteurs libres en 1803. Et pour Pypin, le rôle important joué durant le règne d’Alexandre par un homme tel que Vasilij Karazin (1773-1842), mais également le grand nombre d’actions philanthropiques et de dons privés qui eurent lieu durant ces années, démontrent clairement cette évolution qui eut lieu au sein de la société russe58. Une « pensée sociale » (obščestvennaja mysl’ ) put s’implanter, se renforcer durant son règne, et se mit à réfléchir aux moyens d’améliorer la situation socio-politique russe. Ce renforcement de la « pensée sociale » fut rendu possible en partie sous l’influence de l’éducation européenne, mais surtout par l’exemple vivant que donnaient Alexandre et son comité intime. Les premières mesures « libérales », même symboliques, et plus encore les discours et le comportement d’Alexandre, différent des tsars précédents (un habillement simple, une façon respectueuse de s’adresser à ses interlocuteurs, un style de manifestes particulier, véritables actes de « confession sincère », empreints du désir d’apporter le bonheur aux sujets de l’empire russe59), montrèrent en effet à la société russe qu’Alexandre et son comité intime aspiraient véritablement à changer le cours des choses. Cela imprégna très fortement les esprits et laissa des traces indélébiles dans la société. Si les résultats concrets de ces aspirations à accomplir le « bien public » furent minimes, là n’est pas le plus important pour Pypin. Car le résultat pour le « développement social » fut fondamental, permettant l’éveil moral et spirituel de la société russe, malgré les inconsistances et la réaction de la fin du règne60.

Après les guerres napoléoniennes, l’opinion éclairée russe attend le retour du tsar libérateur, persuadée qu’il va réaliser les réformes promises, que ses paroles seront suivies d’actes. Mais la vie en Russie reprend son cours, et rien ne change, car Alexandre n’est plus le même homme. Ici commence ce que Pypin perçoit comme un décalage entre un homme vieilli moralement et une société russe « éclairée » qu’il a lui-même contribué à éveiller. Et durant longtemps encore, cette dernière verra en Alexandre non pas un tsar « réactionnaire », mais un tsar qu’il faut soutenir dans ses projets de réforme. C’est à ce moment-là que commence, selon Pypin, le si tragique désaccord intérieur qui brisa Alexandre. Car pour l’historien, les inquiétudes morales des dernières années de la vie d’Alexandre nous le montrent non comme l’« hypocrite ou [le] tyran sans cœur »61 qui fut souvent dépeint, mais comme un homme qui souffrait, qui percevait les contradictions entre une politique réactionnaire et des « idéaux » dont il ne se détourna jamais totalement, et qui comprenait qu’une partie de la société russe attendait désormais des actes au-delà des mots.

Enfin, Alexandre Ier, écrit Pypin, doit être replacé non seulement dans le contexte russe, mais également dans le contexte européen de ces années. On comprend et on juge mieux le tsar, affirme-t-il, si on le compare aux autres grands monarques européens de ces années, qui n’étaient ni d’ardents défenseurs du « libéralisme », ni des partisans enthousiastes de régimes constitutionnels. Or, ces « monarques » européens ne s’embarrassèrent guère des doutes et des inquiétudes morales d’Alexandre. Et si rester dans une ligne « libérale » au sein d’une Europe tournée vers la « réaction » eût été possible pour un esprit de génie, une personnalité courageuse, forte et indépendante, cela fut impossible pour Alexandre, dont les idées « généreuses » de la Sainte Alliance furent rapidement récupérées par d’autres monarques, contribuant à la « réaction » en Europe.

Ainsi, pour Pypin, le règne d’Alexandre permit à la Russie d’entrer dans une nouvelle ère de son histoire, non en raison de la réalisation de réformes sociales ou politiques, mais grâce en partie au comportement du tsar et aux « signaux » qu’il envoya à la société. Un changement eut lieu au sein de la société russe, qui relève de l’émergence et du développement rapide d’une parole « politique ». Et ce changement, c’est à Alexandre qu’on le doit, un Alexandre à la fin de sa vie dépassé par ce qu’il avait lui-même si vivement contribué à créer. Enfin, ses discours « modernes », ses idées et ses projets politiques furent souvent audacieux, en regard de ceux des autres monarques européens des années « légitimistes ».

Dès lors, Pypin, tout en faisant la même chose que les autres historiens (il cherche à expliquer l’action politique du tsar), grâce à sa perspective historiographique « comparatiste » et « contextuelle », dépasse les autres analyses du règne et replace Alexandre et son œuvre dans un environnement bien plus large, non seulement russe, mais européen.

Car bien qu’analysés et minutieusement décortiqués aussi par Pypin, ce ne sont pas chez lui les résultats des actes du tsar (l’échec ou la réussite des réformes) qui comptent le plus. Pour lui, l’analyse de la personnalité d’Alexandre et de ses actes ne prend un sens que si elle est effectuée à la lumière du contexte. La duplicité du tsar est due aux circonstances familiales, à sa formation intellectuelle, mais ces deux faits, indéniables pour Pypin également, sont eux aussi « contextualisés », analysés à la lumière du moment historique particulier que traversait alors l’Europe. Or, Alexandre fut peut-être le tsar qui incarna de la façon la plus vive ce moment « transitoire » particulier, il fut peut-être le monarque le plus imprégné de toutes les diverses influences qui traversaient la société russe et européenne. D’autres historiens le disent aussi très clairement, à l’image de Ključevskij62 et de Platonov, lequel écrit qu’Alexandre fut l’enfant de deux siècles, qui en quelque sorte s’affrontaient, et qu’il fut la « victime de ce grand tournant qui eut lieu dans la vie spirituelle de l’humanité à l’orée du xixe siècle »63. Pypin est toutefois le seul à en faire l’objet de son étude, et en cela résident l’intérêt et l’aspect novateur de son apport historiographique, qui donne une tout autre signification à l’œuvre d’Alexandre. La coupure du règne n’a donc pas le même sens chez Pypin que chez les historiens « représentants » de l’historiographie « traditionnelle », dont la démarche explicative vise à donner un sens à la personnalité du monarque et à juger les résultats de son règne, plutôt que de donner un sens à ses actes et à son règne dans une optique plus large.

Malgré le caractère partiel de cette étude, et bien que nous nous soyons concentrée sur une période historique relativement courte, une remarque s’impose cependant. Il n’y a pas d’unicité en ce qui concerne la perception d’Alexandre Ier, de même qu’il n’y a pas qu’une seule démarche historienne. Les démarches historiographiques russes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle sont fécondes et riches, mais elles restent trop peu connues en Occident et sont, même en Russie, peu étudiées et rarement transformées en objet d’étude. Pourtant, les démarches de Pypin et de Semevskij, qui s’intéressent tous deux à une histoire « sociale » et annoncent par là-même les études d’histoire sociale qui se développeront fortement dès le début des années 1880 et jusqu’à 1914 en Russie, possèdent un caractère novateur qu’il serait intéressant de réinscrire dans une analyse de l’historiographie européenne.

 

Notes

1 M. Malia, L’Occident et l’énigme russe. Du cavalier de bronze au mausolée de Lénine, Paris, Seuil, 2003.
2 Ibid., p. 115.
3 Ibid., p. 117.
4 N. Šil’der, Imperator Aleksandr I, ego žizn’ i carstvovanie (L’empereur Alexandre Ier, sa vie et son règne), Saint-Pétersbourg, t. 1-4, 1897-1898.
5 N. Mihajlovič (Velikij Knjaz’), Imperator Aleksandr I : opyt istoričeskogo issledovanija (L’empereur Alexandre Ier : essai d’étude historique), Saint-Pétersbourg, Ekspedicija zagotovlenija gosudarstvennyh bumag, t. 1-2, 1912.
6 Les travaux auxquels il est fait ici référence sont :
- V. Ključevskij, Kurs russkoj istorii (Cours d’histoire russe). Le premier tome fut publié pour la première fois en 1904 ;
- S. Platonov, Lekcii po russkoj istorii (Cours d’histoire russe), Saint-Pétersbourg, 1899 ;
- S. Roždestvenskij, Istoričeskij obzor dejatel’nosti Ministerstva narodnogo prosveščenija (Aperçu historique de l’activité du Ministère de l’Instruction publique), Saint-Pétersbourg, 1902 ;
- A. Pypin, Obščestvennoe dviženie v Rossii pri Aleksandre I (Le mouvement social en Russie sous le règne d’Alexandre Ier), Saint-Pétersbourg, 1871 ;
- A. Kizevetter, « Imperator Aleksandr I i Arakčeev » (« L’empereur Alexandre Ier et Arakčeev »), in Istoričeskie očerki (Essais historiques), Moscou, 1912 ;
- V. Semevskij, Krest’janskij vopros v Rossii v xviii i pervoj polovine xix veka (La question paysanne en Russie au xviiie siècle et dans la première moitié du xixe siècle), Saint-Pétersbourg, t. 1-2, 1888.
On a indiqué ici les dates de la première publication. Toutefois, dans la suite du présent article, certaines citations (Pypin, Platonov, Ključevskij) seront extraites de rééditions récentes indiquées en référence dans les notes de bas de page.
7 S. Solov’ev, Imperator Aleksandr I : Politika, Diplomatija (L’empereur Alexandre Ier : politique, diplomatie), Saint-Pétersbourg, 1877.
8 A. Pypin, Obščestvennoe dviženie v Rossii pri Aleksandre I (Le mouvement social en Russie sous le règne d’Alexandre Ier) Saint-Pétersbourg, Gumanitarnoe agentstvo, 2001, p. 21.
9 « Sentant peser sur lui l’amour de sa grand-mère et de Paul, Alexandre était habitué à faire bon visage et ici, et là-bas. Chez sa grand-mère, dans le grand palais, il avait l’air d’un petit-fils aimant, et en arrivant à Gatchina, il devenait un fils compatissant. La duplicité et la simulation, telle fut la conséquence inévitable de cette situation difficile entre le marteau et l’enclume. » « La fausseté et la duplicité, traits hérités de son éducation, restèrent pour toujours la caractéristique d’Alexandre ; il savait entrer parfaitement dans n’importe quel rôle qu’il voulait jouer, et jamais on ne pouvait assurer qu’en l’instant précis il était sincère et droit. » S. Platonov, Polnyj kurs lekcij po russkoj istorii (Cours complet d’histoire russe), Saint-Pétersbourg, Kristall, 1997, p. 731-732.
« Alexandre dut vivre en deux esprits, avoir deux attitudes de parade [...] deux assortiments de manières, de sentiments et de notions. » V. Ključevskij, Sočinenija v vos’mi tomah (Œuvres en huit tomes), t. 5, Kurs russkoj istorii, čast’ 5 (Cours d’histoire russe, partie 5), Moscou, Izdatel’stvo social’no- ekonomičeskoj literatury, 1958, p. 208.
10 N. Šil’der, op. cit., t. 1, p. 111.
11 L’exemple le plus souvent cité pour souligner la position difficile d’Alexandre est l’épisode durant lequel Catherine II, en 1796, lui annonce qu’elle désire écarter Paul du trône et lui transmettre directement cet « héritage ». Alexandre lui manifeste par lettre sa vive reconnaissance, mais au même moment, dans une lettre adressée à Arakčeev, il appelle son père « sa Majesté impériale ». Cf. par exemple, N. Šil’der, op. cit., t. 1, p. 128-130, et A. Kizevetter, « Imperator Aleksandr I i Arakčeev » (« L’empereur Alexandre Ier et Arakčeev »), in Istoričeskie siluety (Silhouettes historiques), Feniks, Rostov-sur-le-Don, 1997, p. 329.
12 S. Platonov, op. cit., p. 732.
13 V. Ključevskij, op. cit., p. 203-208.
14 S. Platonov, op. cit., p. 733.
15 À l’exception des réformes de l’enseignement. À ce sujet, voir S. Roždestvenskij, op. cit. En ce qui concerne les réformes de l’enseignement, même le grand-duc Nikolaj Mihajlovič, d’ordinaire sévère envers Alexandre Ier, est obligé d’admettre que ce qui fut réalisé fut important : « Malgré son caractère fantaisiste et fiévreux, le travail de ces deux années n’avait pas été sans résultats. Et, chose curieuse, ils étaient surtout perceptibles non pas dans le domaine de la réorganisation intérieure dont on s’était tant occupé, mais dans celui de l’instruction publique. [...] Rendons cette justice à Alexandre : il donna tout son appui moral et matériel à cette œuvre. C’est ici que nous pourrions saluer les effets de l’influence de La Harpe, s’il était permis d’admettre en général qu’une influence quelconque ait jamais pu produire une impression durable sur Alexandre. » Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, Le Tsar Alexandre I , Payot, Paris, 1931, p. 42-43.
16 Les personnes destituées sous Paul Ier furent amnistiées, les voyages à l’étranger à nouveau autorisés, la censure adoucie, l’importation des livres étrangers à nouveau autorisée, la Chancellerie secrète abolie, etc.
17 « De 1801 à 1810, dans la vie de l’État russe ont lieu des hésitations ininterrompues tant dans la politique intérieure qu’extérieure. Dans tous les domaines de la gestion de l’empire, on remarque une totale inconsistance des vues, des passages constants d’un système politique à un autre. Tous ces phénomènes sont uniquement dus à l’empereur Alexandre, qui hésitait souvent et au même moment entre deux états d’esprit totalement différents, sans qu’il y ait aucune suite logique dans la direction qu’il choisissait. » N. Šil’der, op. cit., t. 2, p. 1.
18 N. Šil’der, lui, consacre un tome sur les quatre à la période qui va de la naissance d’Alexandre jusqu’à 1801.
19 Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, op. cit., p. 9.
20 Ibid., p. 10.
21 Voir par exemple A. Kizevetter, op. cit., p. 318-319.
22 Ibid., p. 321.
23 Ibid., p. 317-325.
24 N. Šil’der, op. cit., t. 1, p. 136-137. Šil’der est le seul des historiens à faire mention de ce « serment secret ».
25 Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, op. cit., p. 12-13.
26 Ibid., p. 11-13.
27 Cet « assoupissement de sa conscience durant ces quelques jours tragiques devait coûter à Alexandre par la suite des années d’insupportables remords. Sa conscience devait bientôt s’éveiller en lui, s’éveiller dès les premiers jours de son accession au trône pour ne plus jamais lui donner de paix jusqu’à sa mort. La situation n’est-elle pas inouïe en effet ? L’héritier du trône, qui avait été au courant de tous les détails du complot, n’avait rien fait pour en empêcher l’exécution. Il avait, au contraire, donné son consentement réfléchi au projet criminel, fermant volontairement les yeux sur l’évidente probabilité d’un dénouement tragique. Il semble impossible de supposer que lorsqu’il donnait son consentement au plan des conjurés, Alexandre ne se fût pas douté du danger qui menaçait son père. Il connaissait trop bien le caractère de son père pour avoir pu entretenir un seul instant l’espoir qu’il accepterait d’abdiquer sans quelque violent éclat et sans tenter de résistance. C’est l’impitoyable évidence de ce raisonnement qui devait par la suite revenir sans cesse à la conscience si délicate d’Alexandre et empoisonner toute son existence. Tourment secret, qui devait assombrir toute la vie du monarque auquel son peuple décerna le nom de Béni. Tous ses contemporains s’accordent pour le confirmer ». Ibid., p. 18.
28 Dans la dernière partie de son ouvrage, le grand-duc montre en effet combien Alexandre fut attiré vers cet homme à la conscience « pure » : « Les événements tragiques de la mort de Paul  Ier, auxquels Araktcheeff ne prit aucune part tandis qu’Alexandre y participa par la sanction qu’il donna au plan des conjurés, eurent une grande influence sur les rapports de ces deux hommes, si différents de nature. L’obsession de la nuit du 11 Mars n’abandonnait jamais Alexandre ; quand le trouble de sa conscience commença à se changer en mysticisme religieux, l’Empereur se sentit attiré vers celui qui avait jadis joué le rôle de médiateur entre lui et ce père, dont l’ombre sanglante ne le quittait pas, quoi qu’il eût fait pour s’en délivrer. Araktcheeff le comprit parfaitement ; il ne manqua jamais une occasion de rappeler à son auguste protecteur le souvenir de son père vénéré. » « Quelle explication peut trouver l’historien à cette humilité dans un monarque aussi conscient de sa dignité de souverain que le fut Alexandre ? Nous n’en voyons qu’une seule et unique : il s’humilie en face de l’homme dont le “cœur est pur et l’esprit sans péché”, devant la mémoire de l’Empereur Paul. Aucun autre argument ne tient. » Ibid., p. 290-294.
29 A. Kizevetter, op. cit., p. 329.
30 « C’est qu’Alexandre adorait se montrer libéral en paroles, mais à la moindre contradiction il n’éprouvait plus que le désir d’imposer sa volonté et d’affirmer son pouvoir d’autocrate. » Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, op. cit. p. 42.
31 A. Kizevetter, op. cit., p. 325-327.
32 « On ne cesse de dire et de répéter que ce fut Alexandre qui désira toutes les réformes, aux projets desquelles on avait tant travaillé dans les premières années du xixe siècle. Aussi, on ne cesse de déplorer le prétendu changement qui serait survenu dans les idées et les sentiments du petit-fils de Catherine. Ce point de vue est parfaitement erroné. Certes, il est indiscutable qu’au moment de son accession au trône, bien des choses dans le régime existant en Russie déplaisaient à Alexandre et qu’il était animé d’un désir sincère d’y apporter des changements et des correctifs. Mais on est obligé de constater, à côté de cela, que pas une seule des réformes faites à cette époque ne fut due à son initiative personnelle, que toutes lui furent suggérées à grand peine et que ce ne fut qu’au prix des plus grands efforts qu’un consentement put lui être arraché chaque fois. Et cela, parce qu’il faut comprendre une fois pour toutes qu’Alexandre ne fut jamais un réformateur et, dès les premières années de son règne, nous le voyons être plus conservateur que tous les conseillers dont il s’était entouré. » Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, op. cit., p. 32.
33 V. Semevskij, op. cit., p. 237-238 et 450.
34 A. Pypin, op. cit., p. 30-50.
35 Ibid., p. 45.
36 V. Semevskij, op. cit., p. 228.
37 À ce sujet, Cf. V. Semevskij, op. cit., tout particulièrement les chapitres 19, 21, 22 et 25.
38 Il s’agit du chapitre 27.
39 Il s’agit principalement de ceux qui étaient employés comme domestiques.
40 Durant tout le règne d’Alexandre, écrit Semevskij, pratiquement sous les fenêtres du tsar, on continua à vendre au marché des serfs à la criée et au détail, alors que le tsar était persuadé qu’une loi avait interdit ce commerce en 1802 déjà.
41 Voir V. Semevskij, op. cit., chap. 27.
42 A. Pypin, op. cit., p. 57.
43 Ibid., p. 81.
44 Ibid., p. 118.
45 Ibid., p. 130.
46 Ibid., p. 99.
47 Ibid., p. 119.
48 Ibid., p. 83-86.
49 Ibid., p. 33.
50 Ibid., p. 12.
51 Ibid., p. 88 et suiv. A. Pypin cite avant tout l’historien Modest Bogdanovič, auteur de la première histoire du règne d’Alexandre, la seule d’ailleurs qui existait déjà lorsqu’il écrivait son ouvrage : Istorija carstvovanija Aleksandra I i Rossija v ego vremja (Histoire du règne d’Alexandre Ier et de la Russie de son époque), Saint-Pétersbourg, t. 1-6, 1869-1871.
52 Deržavin, Rostopčin, Karamzin, Šiškov, etc.
53 A. Pypin, op. cit., p. 96.
54 Ibid., p. 96-98.
55 A. Pypin consacre tout un chapitre à Karamzin et à ses idéaux politiques.
56 Voir p. 10-20.
57 Ibid., p. 57.
58 Ibid., p. 128-130.
59 N. Šil’der, op. cit., p. 72.
60 A. Pypin, op. cit., p. 120.
61 Ibid., p. 12.
62 V. Ključevskij, op. cit., p. 203-204.
63 S. Platonov, op. cit. p. 732.

 

Pour citer cet article : Korine Amacher, « Alexandre Ier dans l’historiographie russe de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=61