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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

La censure sous Alexandre Ier vue par un diplomate français

Véra MILTCHINA
Chercheur indépendant, membre de l’Union des écrivains de Moscou

 


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Mots-clés : censure, presse, diplomatie, Décembristes, Alexandre Ier

 

Dans les archives du ministère des Affaires étrangères à Paris est conservé un texte inédit daté du 24 octobre 1825 et intitulé Rapport sur l’état et l’exercice de la censure en Russie, considérée dans ses causes et dans ses résultats1. Son auteur est Marie-Melchior-Joseph-Théodose de Lagrené (1800-1862), alors troisième secrétaire de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg. Ayant occupé ce poste de 1823 jusqu’à la fin de 1825, Lagrené quitta Saint-Pétersbourg pour continuer sa carrière diplomatique à Constantinople et Madrid, mais revint en Russie en 1828 en qualité de deuxième secrétaire de l’ambassade, devint premier secrétaire en 1831 et resta dans la capitale russe jusqu’en septembre 1834, date où il reçut un nouveau poste, celui du chef de la légation française à Darmstadt. La veille de son départ de Russie, le 4 septembre 1834, il épousa à Saint-Pétersbourg une jeune fille russe, demoiselle d’honneur de l’Impératrice, Varvara Ivanovna Dubenskaja, future amie et correspondante de Prosper Mérimée2. Dans les années 1840, Lagrené poursuivit sa carrière diplomatique en Orient ; ambassadeur de France en Chine, il contribua en 1845 à la signature entre les deux pays d’un traité important, le traité de Whampoa, auquel on donne même parfois son nom3. Mais ce n’est pas cette période de sa vie qui nous intéresse ici, c’est son séjour en Russie.

Tous les diplomates sont obligés de rédiger des dépêches, des rapports et des notices, mais tous ne sont pas également doués pour rendre leurs productions vives, pittoresques et profondes. Or, les textes envoyés de Russie par Lagrené possèdent ces qualités au plus haut degré. J’ai publié en russe deux notices de 1833 et 1835, dont l’une, consacrée au corps diplomatique à Saint-Pétersbourg en 1833, est signée par Lagrené et l’autre, intitulée Quelques inconvénients attachés au choix d’un militaire pour remplir le poste d’ambassadeur à Saint-Pétersbourg, est anonyme, mais a toutes les chances de lui être attribuée4. Ces deux spécimens de la manière de penser et d’écrire de Lagrené prouvent suffisamment qu’il connaissait et comprenait bien les mécanismes qui réglaient la vie à la cour de Saint-Pétersbourg. Le texte sur la censure est écrit plus tôt, lorsque Lagrené était au tout début de sa carrière en Russie, mais le jeune diplomate s’y montre déjà très informé ; son tableau historique du fonctionnement de la censure en Russie est très véridique. La confrontation de son rapport avec ce que nous savons d’autres sources le prouve ; toutefois, Lagrené ne se borne pas à répéter des choses connues ; parfois ses informations demeurent uniques et, en cela, précieuses.

Le rapport de Lagrené peut intéresser les chercheurs pour trois raisons : tout d’abord, c’est un témoignage historique qui contient des détails concrets et exacts sur les activités des censeurs et les livres défendus5. Ensuite, il permet de montrer comment au début du xixe siècle, les diplomates jouaient le rôle de sociologues avant la lettre, en effectuant dans leurs rapports et notices une analyse de l’opinion publique et de l’état de la société dans le pays où ils étaient en poste. Enfin, il montre comment le texte d’un diplomate consacré à première vue uniquement aux problèmes du pays étranger, est un texte à double face et à double fonction, lié aussi aux problèmes du pays natal du diplomate et répondant à des questions politiques d’actualité qui inquiètent le gouvernement de ce pays.

Lagrené adopte une démarche historique ; il lie les progrès de la censure en Russie avec la guerre de 1812-1814 et avec la nécessité ressentie par l’empereur Alexandre Ier de « protéger » ses sujets de l’influence néfaste des idées occidentales :

Dans un pays neuf encore et peu civilisé, gouverné par des lois despotiques et arbitraires ou toute autorité civile, politique et religieuse est concentrée dans un seul homme dont la volonté suprême détruit, élève ou change tout à son gré, on conçoit aisément l’influence de la censure et son indispensable nécessité. Cette nécessité devient plus grande encore lorsque cette nation que son ignorance et son éloignement tenaient écartée des événements et confinée au bout de l’Europe, arrachée tout à coup à ses déserts par une merveilleuse série d’événements, s’est trouvée jetée dans des contrées plus heureuses, parmi des peuples jouissant d’une institution plus favorable, et placée subitement en contact avec la civilisation et la liberté. Dans de telles circonstances le souverain jaloux de son pouvoir et du bonheur de son Empire, pour éviter toute comparaison désavantageuse et tout fâcheux souvenir, s’efforcera de dérober aux yeux de sa nation des trésors qui ne sont point faits pour elle, dont la vue ne produiraient que des désirs stériles ou de périlleux essais et qui, sans lui préparer dans l’avenir une condition meilleure, ne ferait que lui rendre sa condition présente insupportable. Telle nous semble en deux mots l’histoire du peuple russe.6

En précisant, Lagrené explique que lorsque les esclaves qui « rappellent jusqu’à présent la rudesse initiale de leurs aïeux nomades » se trouvèrent en Europe, l’« élan patriotique imprimé à ces grossiers paysans par la désastreuse invasion de 1812 sembla les réveiller d’un profond sommeil ». Quant à la noblesse, elle possédait déjà plus tôt à cause des voyages et l’éducation libérale « les opinions et les sentiments qui conviendraient à des habitants d’un pays libre » :

L’habitude des camps, des guerres étrangères et lointaines ; les agréments d’une existence plus douce et moins monotone sous un ciel heureux, dans un climat fertile devaient nécessairement agir sur l’imagination des Russes et leur donner des idées qui leur étaient jusqu’alors inconnues. Aussi, quand le calme eut succédé aux agitations de la guerre, quant tout rentra dans l’ordre, l’Empereur Alexandre qui pressentait l’influence que les derniers événements avaient sans doute exercé sur son armée, prévoyant d’ailleurs que celle-ci pouvait à son tour agir sur le peuple, prit des mesures sévères pour empêcher les efforts de cette double influence.7

L’Empereur eut recours à une discipline sévère, continue Lagrené, mais personne ne fut renvoyé de l’armée, afin que tout le monde soit sous contrôle :

On employa d’autres moyens encore. L’admission de livres étrangers dont le besoin ne se faisait pas sentir autrefois, mais qui devenait alors d’une absolue nécessité, fut soumise à un examen minutieux et sévère. Les journaux furent impitoyablement censurés ; on observa le théâtre ; on surveilla la presse : la vigilance du gouvernement se porta sur toutes les branches de l’industrie qui pouvaient avoir un rapport quelconque avec la civilisation et les lumières, et rien ne fut négligé pour que le mouvement national qui avait donné un instant l’essor à la Russie n’amenât point à sa suite de bouleversements, de fermentation ni de malaise. Dans les États catholiques et dans tous ceux qui ont adopté le principe de la tolérance religieuse, les attaques dirigées soit contre la religion dominante, soit en général contre la religion, ne pouvaient concerner qu’indirectement le monarque et les intérêts de sa puissance. Sans doute la religion est partout le premier garant de l’obéissance des peuples, la sauvegarde des trônes, la source du respect pour les lois, la base impérissable et la première sur laquelle reposent le bonheur et la tranquillité de l’Empire. Mais là, du moins, les attaques qui lui sont portées ne s’adressent point au souverain lui-même et son autorité pourrait subsister pleine et entière, quand même les efforts des sectaires parviendraient à établir un autre culte dans ses états. Il n’est pas de même en Russie : revêtu d’une double puissance, portant à la fois le sceptre et la tiare, l’autocrate du Nord commande en despote, interprète en pontife et ne reconnaît d’autre borne à son autorité que sa propre conscience. C’est de lui seul qu’émanent les ordonnances religieuses aussi bien que les lois politiques8. De là, la nécessité d’une autre surveillance, non moins active que la première ; car toute démarche qui tiendrait à modifier sans son contentement la religion de ses sujets se transforme en attentat contre sa puissance et la moindre restriction que l’on voudrait apporter à son pouvoir sur les consciences lui enlève quelque chose des prérogatives de la couronne.9

Ayant mentionné la date où la première loi sur la censure fut émise en Russie, Lagrené, fidèle à sa vision historique des choses, la relie aux campagnes de Aleksandr Suvorov, qui avaient rapproché les militaires russes avec le monde européen et « exigèrent des mesures de sécurité ». Il évoque le premier règlement de censure, publié en 1804, qu’il nomme les « ordonnances » de Nikolaj Novosil’cev10 sur les devoirs des censeurs, règlement assez modéré qui prévoyait des garanties contre des « poursuites arbitraires ». Lagrené précise que pendant longtemps on suivit ces ordonnances négligemment ; c’étaient les libraires qui étaient tenus pour responsables de la vente des livres « aux doctrines funestes ou même opinions douteuses », crime pour lequel ils risquaient d’être « exilés ou même expulsés »11.

Le système de la censure sous Alexandre Ier était très complexe : plusieurs ministères surveillaient la publication et l’importation de livres différents (par exemple les livres russes étaient censurés par les comités de censure organisés auprès des universités et dépendant du ministère de l’Instruction publique et les livres étrangers - d’abord par le ministère de la Police, puis, dès 1819, par le ministères des Affaires intérieures), et leur concurrence donnait parfois lieu à une rivalité prononcée ; le fait avait été signalé par les chercheurs12, mais Lagrené le décrit en détail et d’une façon assez pittoresque. Chaque ministère, écrit-il, censure les livres qui le regardent :

Le ministère de la Police s’appropria la censure des livres étrangers et celle en même temps des ouvrages nationaux qui pourraient exercer une plus grande influence sur l’opinion publique. La répression des brochures et des livres élémentaires publiés en Russie échut en partage au ministère de l’Instruction publique. Celui de l’Intérieur censura le théâtre, les journaux, les annonces, les affiches13, et le dépôt des Affaires étrangères eut la haute main sur les feuilles et gazettes qui viennent du dehors14. Chacun de ces ministères agissait isolément, suivant ses propres idées. Seulement lorsqu’il était question d’articles d’histoire ou de politique particulièrement délicate ou d’un intérêt majeur, ils agissaient d’après des principes communs et des bases générales, en toute autre conjoncture il leur arrivait souvent de suivre une route diamétralement opposée.15

Les ministères de l’Instruction publique, de l’Intérieur et de la Police s’occupent le plus de la censure, précise Lagrené, mais la surveillance des journaux étrangers est exécutée par le ministère des Affaires étrangères, « et dans tous les cas douteux il prend à cet égard les ordres immédiats de l’Empereur ».

Le caractère imprécis du règlement cause aux censeurs des difficultés multiples, ce dont Lagrené n’est que trop conscient :

La connaissance des langues universellement répandue chez les grands, jointe à la manie des bibliothèques qui gagne de jour en jour, occasionne l’importation en Russie des œuvres les plus renommés des diverses littératures. Or, comme il n’existe pas ici maintenant de liste générale des livres prohibés, nomenclature qui d’ailleurs serait impossible, puisqu’elle devrait embrasser les deux tiers au moins des ouvrages existants, il faut parcourir, dans un idiome étranger, à mesure qu’elles arrivent, ces compositions souvent volumineuses : il faut même que la lecture en soit assez attentive pour qu’elle puisse déterminer une décision qui doit elle-même établir un précédent. Toutes ces causes réunies sont autant d’obstacles à l’exercice consciencieux de la censure et font que l’on rencontre rarement parmi ceux qui la dirigent les garanties morales et littéraires qui seules pourraient ennoblir leurs fonctions.16

Pour montrer combien la vie du censeur est difficile et combien il lui est impossible de prévoir les suites de ses décisions, Lagrené choisit un épisode de l’histoire de la censure sous Alexandre Ier - celui du sort réservé en Russie au Conversations Lexicon allemand. Plusieurs fois réédité par la suite, le Lexique de conversation (Conversations Lexicon) que le Grand Larousse du xixe siècle nomme « le type de tous répertoires des connaissances humaines, cataloguées et exposées par ordre alphabétique » fut publié pour la première fois par l’éditeur Brokhaus en 1796-1811. Lagrené lui-même explique pourquoi il a prêté attention à cet épisode :

Cette affaire a causé tant de bruit à Pétersbourg, elle fait si bien ressortir tout ce que la position de censeur a de désagréable et de précaire ; elle donne en même temps une si juste idée de la versatilité des actes administratifs du gouvernement et des formes occultes et rigoureuses de la justice, qu’il ne sera pas hors de propos de rapporter ici les détails et de les soumettre aux observations des Ministres du Roi.

Depuis l’année 1815 le Lexique de conversation ou Dictionnaire encyclopédique, publié par Brokhaus à Leipzig, avait été défendu par le comité de censure du département de l’Intérieur. Il fut ordonné qu’aucun exemplaire n’en serait délivré s’il n’était préalablement revêtu du sceau de la censure qui découpait ou effaçait 12 à 15 articles, parmi lesquels ceux de Pierre III, Paul Ier, Potemkine, Orlov, Austerlitz, Alexandre Ier, Aracktchéeff, Église grecque et quelques autres. Le jugement de l’auteur sur ces divers sujets parut au gouvernement injuste et trop sévère : il n’était qu’impartial. Quoi qu’il en soit, cette manière de tronquer un ouvrage produisit dans le public un effet si fâcheux, qu’au mois de novembre 1816 le comité du ministère se trouva forcé de procéder autrement et dès lors le dictionnaire fut prohibé purement et simplement. Toutefois, cet ouvrage, ainsi que beaucoup d’autres frappés d’une égale réprobation, ne cessa pas entièrement de circuler. Sur la demande de quelque personnages de distinction et d’hommes de lettres marquants, la vente continua d’en être tolérée par le ministère17. Ceux qui obtenaient l’autorisation de se procurer le livre défendu recevaient du secrétaire de la censure un permis spécial et signé par lui, sur la présentation duquel un libraire désigné était mis en droit de fournir l’ouvrage, et le permis du censeur qu’on laissait entre les mains du libraire affranchissait celui-ci de toute espèce de responsabilité. On délivra de semblables permis pour environ 60 ou 70 exemplaires. Il est constant toutefois qu’il s’en répandait dans Saint-Pétersbourg un bien plus grand nombre et le libraire Brokhaus, dans l’avant-propos de la quatrième édition de son dictionnaire18, se félicite du succès qu’il paraît avoir obtenu chez les Russes. L’importation sans doute en avait eu lieu par des voyageurs ou d’autres moyens illicites dont la vénalité des douaniers et leur négligence rendent l’emploi facile et assuré.

Au mois de mars de cette année le conseiller d’État actuel Magnitski19 envoya un de ses espions, nommé Lubomiroff, chez le libraire Gräff pour se procurer le dictionnaire encyclopédique. Gräff présenta la demande de Lubomiroff au secrétaire de la censure Hümmel, avec l’assurance qu’il connaissait l’acquéreur comme un savant qui pouvait avoir besoin de l’ouvrage ; en sorte que Hümmel ne fit aucune difficulté de délivrer la permission requise. Aussitôt, Magnitski fit faire à la hâte des extraits et des traductions russes plus ou moins exactes des articles incriminés et s’empressa d’adresser au c[om]te Aracktchéeff une dénonciation motivée contre les libraires qui débitaient illégalement le Lexique de Conversation. À la suite de cette dénonciation, le grand-maître de police20, il y a environ trois mois, fit une descente nocturne chez le libraire Gräff, et l’arrêta dans son lit. Conduit chez le général Aracktchéeff et interrogé de quel droit il avait vendu un livre prohibé, Gräff produisit sur-le-champ à sa décharge les permis de la censure parmi lesquels étaient celui de Lubomiroff. Mais on réclama de tous les libraires une liste des exemplaires vendus du dictionnaire encyclopédique, ainsi que des permis de la censure.

Il ne transpira rien sur cette affaire jusqu’au mois d’août dernier. Mais le 19 de ce mois on ajourna chez le Prince Kourakine, le conseiller de collège Hümmel, sécrétaire actuel de la censure, et le conseiller de cour Lerch, qui, jusqu’en 1819, avait exercé ce même emploi près du ministère de l’Intérieur ; depuis lors, il était entièrement retiré du service. Ils furent tous les deux conduits et interrogés devant un tribunal secret dont personne ici ne soupçonne l’existence et dont un heureux hasard a révélé la composition à l’auteur de ce mémoire21. Les formes occultes et mystérieuses de ce comité redoutable rappellent, dit-on, ces commissions inquisitoriales autrefois si terribles22. Tous ceux qui sont amenés devant lui doivent prêter serment sur les livres des Évangiles de ne rien divulguer de ce qu’ils voient ni de ce qu’ils entendent. C’est de lui que relèvent de grandes affaires politiques ; c’est lui qui doit juger en dernier ressort les questions épineuses et les causes secrètes auxquelles se rattachent des considérations importantes. Rien ne se divulgue de ses opérations et, nous le répétons, c’est uniquement au hasard que l’on a dû la connaissance des divers membres qui le composent. Voici leurs noms :
Le Prince Lapouchine président
Le Prince Kourakine vice-président
Le prince Labanoff (ministre de la Justice)
Le conseiller privé Lanskoï (dirig[ean]t le dép[artemen]t de l’Intérieur)
Le conseiller d’État Lawroff (secrétaire)
Engelson (protocoliste).
Après un interrogatoire séparé que MM. Lerch et Hümmel subirent devant le tribunal, tous deux disparurent subitement et l’on n’entendit plus parler d’eux pendant trois semaines consécutives. On a su depuis qu’ils étaient conduits à la forteresse, mis au secret de la prison d’État, traités avec la même rigueur que s’il se fût agi de la plus importante affaire et abandonnés à une entière incertitude sur le sort qui leur était réservé.23

Lerch, continue Lagrené, étant père de famille et juriste estimé, sa disparition fit naître des bruits ; l’Empereur fut au courant, et les deux censeurs furent remis en liberté, Lerch définitivement, Hümmel provisoirement. Pourtant, assure Lagrené, l’enquête continue sur eux, ainsi que sur Fock, chef du département de la censure Fock (directeur de la Chancellerie spéciale du ministère de l’Intérieur) qui pourtant ne fut pas arrêté.

Le bilan de cette histoire est, selon Lagrené, assez triste : « Telle est la responsabilité qui pèse aujourd’hui sur les censeurs ; responsabilité qui ne se prescrit pas même par un laps de temps considérable et à laquelle la mort seule peut mettre un terme. »24

Il est à noter que le récit de Lagrené est bien exact. Les témoignages concernant cette affaires sont rares25 ; un passage des mémoires du journaliste très bien informé, Nikolaj Greč, serait une source « imprimée » unique à relater cet épisode26, or, tant le témoignage de Greč que les documents d’archives récemment publiés correspondent très bien aux informations de Lagrené et prouvent sa compétence dans la matière. Faits, chiffres et dates - tout dans l’exposé de Lagrené est conforme aux documents officiels russes, documents secrets, soulignons-le après Legrené. Tout aussi exacte est l’information de Lagrené concernant Magnickij, contenue dans la note en bas de page : Mihail Magnickij fut nommé curateur de l’Université de Kazan en 1819, mais il passait la plupart du temps à Saint-Pétersbourg. D’abord bras droit du prince Aleksandr Golicyn, ministre de l’Instruction publique et des cultes, il le trahit ensuite, contribua à sa chute et se mit à flatter l’omnipotent Arakčeev, ainsi que l’amiral Šiškov, le nouveau ministre de l’Instruction publique ; mais celui-ci fut déçu par Magnickij à l’été 1825, la réputation de ce dernier se gâta et le gouverneur militaire de la capitale Miloradovič lui ordonna d’aller à Kazan27. Lagrené parle des « exploits de Magnickij » dans un autre texte daté, comme le rapport sur la censure, du 12/24 octobre 1825, et intitulé Précis historique sur la société biblique. Lagrené y raconte les persécutions dont la société biblique fut victime au début des années 1820, mais ajoute que cette règle connaît des exceptions :

On put en acquérir la preuve à l’occasion d’un incident qui survint à la séance du mois de juin 1824, la dernière qui ait eu lieu jusqu’au mois de septembre de cette année. Dans cette séance, on fit la lecture de la fameuse lettre adressée par le conseiller d’État Magnitski dans laquelle, fondant ses accusations particulièrement sur une traduction persanne de la Bible qui, en effet, fourmille d’erreurs et se trouve rédigée dans un esprit antichrétien, il déclare qu’il ne veut plus faire partie d’une société impie et scandaleuse. Magnitski cependant, il est juste de le dire, n’ignorait pas que ces erreurs reconnues et corrigées par la société elle-même, l’avaient déterminée à supprimer l’ouvrage et à en ordonner une nouvelle édition. Le comité ayant cru devoir porter cette lettre à la connaissance de S.M.I., l’Empereur par le rescrit du mois de juillet suivant transmit au Président Séraphin l’ordre de réprimander fort Magnitski pour les expressions inconvenantes et outrageantes dont il s’était servi.28

Comme exemple concret des persécutions des auteurs et de l’arbitraire des persécuteurs Lagrené relate aussi l’histoire « d’un livre allemand intitulé Esprit de la vie et de la doctrine de Jésus-Christ dans le Nouveau Testament dont l’auteur, un certain Gössner, prêtre bavarois, soi-disant catholique, au fond illuminé, méthodiste et fanatique, avançait qu’il n’oserait discuter la question de savoir si, « après la naissance de J.C. la Ste Vierge avait ou nom d’autres enfants » ; ce livre, d’abord autorisé par Golicyn, puis défendu, servit de prétexte pour mettre ce dernier à la retraite. Lagrené décrit non seulement l’épisode lui-même, mais aussi les changements qui le suivirent :

Tout a changé depuis lors. Jamais la réaction ne fut plus entière et plus complète. On approuva ce qu’il [Golicyn] avait défendu ; on supprima ce qu’il avait encouragé. La censure religieuse fut remise entre les mains du clergé russe et celle de tous les ouvrages théologiques, sans distinction de confession, relève uniquement aujourd’hui du S[ain]t Synode. On voit des sermons protestants s’imprimer sur le permis d’un prêtre russe qui semble autoriser ainsi des dogmes en opposition directe à sa croyance. Si le censeur est plus conséquent et plus sévère, il refuse d’approuver des ouvrages qui ne sont toutefois que la fidèle expression des doctrines que professent ceux pour lesquels ils ont été composés.29

L’épisode du livre de Gössner est assez connu30, donc je ne cite pas les passages le concernant in extenso. Beaucoup plus originales sont les pages que Lagrené consacre à la censure des journaux étrangers31. Lui-même comprenait très bien l’importance de la presse étrangère, et particulièrement de la presse française pour la société russe ; lorsque dans les années 1830, il fut premier secrétaire de l’ambassade et chargé d’affaires lors de l’absence de l’ambassadeur, il ne perdait aucune occasion d’expliquer à l’empereur Nicolas Ier et au vice-chancelier Nessel’rod combien les articles négatifs sur la Russie dans les journaux français étaient néfastes pour cette dernière et combien les autorités russes avaient intérêt à ne pas donner prétexte à de tels articles32. Cette attention à l’égard de la presse est visible déjà dans le rapport de 1825 :

Les journaux échappent difficilement à des suppressions partielles, plus ou moins fréquentes. Ainsi, depuis quelques mois, sur vingt numéros du Journal des Débats, cinq au moins sont arrêtés par la censure et soustraits aux regards des abonnés nationaux. Si cette feuille conserve le même esprit qui lui a dicté dernièrement quelques articles, le secrétaire d’État chargé de la police des journaux étrangers l’a positivement menacée d’une interdiction totale et prochaine33. Le corps diplomatique seul, par un privilège spécial et bien naturel, peut s’abonner aux journaux prohibés : il reçoit également les N[umér]os censurés de ceux dont l’entrée est ordinairement permise. La censure alors, pour demander la discrétion ou montrer des droits à la reconnaissance, imprime aux numéros condamnés sa marque prohibitive. L’Étoile elle-même et le grave Moniteur ne sont pas dispensés de funeste tribut ; et quelquefois l’inoffensive Gazette de Francfort a pu s’enorgueillir d’avoir effarouché les ombrageux censeurs de Pétersbourg.34

Sans se borner à caractériser la situation générale des journaux, Lagrené donne des précisions importantes sur le sort différent que connaissent les périodiques suivant leur langue et leur lieu de publication :

Il est à remarquer, par rapport aux journaux, que la surveillance en est plus ou moins rigoureuse, selon la différence des langues dans laquelle ils sont publiés. Ainsi, par exemple, on est peut-être moins sévère à l’égard des feuilles anglaises35 qui ne comptent qu’un petit nombre d’abonnés et tous parmi des hommes instruits qui n’attendent pas un article de gazette pour se former une opinion, que pour les journaux allemands qui pourraient remuer les passions d’une classe nombreuse, industrielle et portée à l’indépendance. Les journaux français seront plus sévèrement observés encore par suite de cette défiance habituelle qui reçoit ici tout ce qui vient d’un pays auquel le gouvernement semble attribuer une sorte d’action magique ou d’influence mystérieuse et dont la moindre opinion trouve à l’instant mille échos en Europe. Mais quelle que soit la rigueur qu’apporte la censure à la surveillance des feuilles de l’Allemagne et de la France36, cette rigueur pèse bien davantage encore sur ceux qui, s’imprimant en langue nationale, s’adressent directement au peuple ou du moins sont à sa portée. Tout y rappelle les institutions d’un gouvernement absolu : on y observe le plus profond silence sur les grandes questions politiques qui, depuis six ans, ont successivement agité toutes les parties de l’Europe et l’on ne peut se douter en les lisant qu’il y ait au monde des nations gouvernées autrement que le peuple russe. On doit observer encore que la sévérité dont on use à l’égard des journaux qui s’impriment ou paraissent à Saint-Pétersbourg, n’est pas aussi marquée pour les feuilles publiées sur d’autres points de l’Empire. Ainsi, le Spectateur de Riga ne craint point de persifler amèrement le cabinet de Vienne sur ses inclinations musulmanes et tandis que l’on supprime avec soin tous les ouvrages favorables à la cause des Grecs, il s’empresse de publier chaque événement avantageux aux Hellènes et se plaît même à répéter plusieurs fois les mêmes nouvelles. Ces contradictions toutefois nous semblent s’expliquer aisément et paraissent même confirmer les observations développées ci-dessus, par rapport aux journaux. À Riga, ville toute allemande et dont les habitants pour la plupart professent la religion réformée, la question de la Grèce n’est plus qu’une question générale et d’humanité. Aussi l’intérêt qu’inspire cette cause agit sur les Livoniens d’une manière bien moins active et bien moins dangereuse que sur l’esprit du peuple russe qui professe la même foi, qui d’ailleurs attache une plus grande importance aux doctrines religieuses, qui méprise et déteste les Turcs, qui se voit compromis dans ses intérêts et froissé dans son orgueil. C’est ainsi, pour rappeler ce que nous avons dit au commencement de ce travail, qu’un seul fait isolé de la censure a pu nous conduire à démêler l’opinion du gouvernement sur les dispositions des provinces allemandes, et la comparaison de la marche qu’il suit à Riga avec celle qu’il adopte à Saint-Pétersbourg peut nous révéler de même le motif de ses inquiétudes et de ses appréhensions secrètes.37

Dans toutes ses observations concrètes, Lagrené montre sa volonté de ne pas se limiter à la simple constatation des faits, de les interpréter et de les relier à la situation historique de la Russie ainsi qu’à son régime politique. Il donne même un commentaire explicite de sa méthode, en montrant pourquoi l’analyse du fonctionnement de la censure en Russie l’intéresse et doit intéresser ses supérieurs - c’est justement le « commencement de ce travail » qu’il mentionne dans le fragment cité ci-dessus :

Dans un Empire où l’opinion publique, comprimée par des institutions orientales, n’a pas d’organe reconnu, ni même aucun moyen de se faire entendre ; quand les journaux ne sont autre chose que les mercuriales de commerce ou les échos de bruits insignifiants qui parcourent l’Europe, il est difficile d’apprécier l’esprit et la tendance des opinions. Cet esprit, cette tendance existent cependant, et le gouvernement éclairé par une police active, secondé par une administration soupçonneuse, recueille avec soin les moindres indices qui pourraient les manifester ou les trahir. Dès lors, instruit du mal, il n’a plus qu’à choisir le remède et c’est par la connaissance de ceux qu’il emploie que l’on pourra peut-être parvenir à démêler les dispositions de l’esprit public en Russie. Puisque dans cet immobile et silencieux empire on ne peut rien juger par les actions ni par les paroles, il faut s’efforcer de deviner ce qui se passe en pesant les moyens qu’on met en œuvre pour empêcher de parler et d’agir. Ainsi la crainte dévoilera le secret de sa faiblesse, et la conclusion naturelle des soins qui seront pris pour écarter un danger sera le degré de son imminence et la gravité des conséquences qu’on en redoute. Un pareil examen, nous osons l’espérer, ne sera point sans intérêt : citoyens d’un royaume où rien ne se passe à l’ombre, où tout se fait au grand jour, nous apprendrons, en méditant les institutions étrangères, à mieux sentir encore les avantages du pacte bienfaisant qui nous régit.38

L’histoire de la censure est donc pour Lagrené une sorte d’enquête sociologique de l’esprit public, insondable par d’autres moyens. Mais ce n’est pas le seul dessein de Lagrené. Ce n’est pas par hasard qu’il mentionne dans le passage cité ci-dessus « le royaume où rien ne se passe à l’ombre », autrement dit la France constitutionnelle. C’est que - et ici nous entamons notre troisième point - , sa notice, tout en étant consacrée à la situation russe, a aussi en vue la situation française.

Nous avons parlé de la fonction double de quelques rapports diplomatiques. Nous retrouvons ici la seconde fonction, le second but : avoir en vue non seulement le pays de séjour, mais aussi le pays d’origine. Il est évident que la description faite par Lagrené de la réalité russe comporte un message implicite concernant la situation en France. Dans le passage final de son rapport, le diplomate prouve avec brio l’inutilité de la censure en Russie :

On peut avancer que la censure ne remplit efficacement les buts que le gouvernement s’en propose que par rapport aux journaux étrangers et à tout ce qui s’imprime en Russie. L’action de l’autorité est tellement directe à leur égard et les contraventions offriraient tant de difficultés et de périls qu’il ne s’en commet certainement aucune. Ainsi le peuple ne sait précisément que ce que l’on veut qu’il sache et toute la partie de la nation pour laquelle on redouterait la lumière demeure en tranquille possession de ses ténèbres. C’est là sans doute le point important, le seul auquel on doive s’arrêter. Le reste peut être considéré comme une mesure de précaution, de simple police, et si le gouvernement attache quelque prix à sa stricte exécution, le succès ne répond pas à ses désirs ni les moyens employés au but qu’il veut atteindre. Les infidélités de la douane, l’avidité des libraires, l’adresse des voyageurs, la négligence de l’autorité, les abus de l’administration, mille causes contribuent à faciliter l’introduction des livres même le plus rigoureusement défendus. On ne voit point qu’il puisse y avoir d’autre inconvénient à un tel ordre de choses que celui de compromettre inutilement l’autorité de la loi, dont la transgression ne peut rester impunie sans provoquer la désobligence. - Du reste ceux qui tiennent à se procurer des productions que le gouvernement condamne sont ou les hommes qui lisent pour s’instruire, et qui n’adoptent d’opinions que celles qui se trouvent en harmonie avec des principes établis et fixés d’avance ou bien de jeunes têtes mal formées, d’imberbes Catilina, nés républicains sous le despotisme, jacobins tout à coup sans qu’on puisse en expliquer la cause et qui pensent plus mal eux-mêmes que les plus mauvais livres39. Ceux-là n’ont qu’à gagner, ceux-ci n’ont rien à perdre. C’est sans doute cette tendance naturelle, cette indéfinissable affinité aux pernicieuses doctrines qui a provoqué la surveillance et la rigueur du gouvernement, afin d’empêcher au moins la propagation d’un mal qui gagne insensiblement et poursuit ses secrets ravages. Mais le germe en est autre, par exemple une éducation rapide et peu soignée qui se prolonge à peine au-delà de l’enfance ; des habitudes militaires ; une existence indépendante à l’âge où l’on a le plus besoin de conseils et de guides et par-dessus tout, le défaut absolu de principes moraux et religieux. Voilà des plaies que ne peut fermer la censure, qui rendent tous ses efforts inutiles ; voilà le vice radical auquel il faudrait porter un prompt remède ; qui doit appeler la sollicitude d’un gouvernement éclairé bien plus que ces restrictions minutieuses, ces vexations subalternes qui, dirigées par un esprit étroit, excitant la malveillance, attirent le mépris, engendrent bientôt la haine et demeurent comme d’impérissables et honteux monuments d’imprévoyance, de faiblesse et d’instabilité !40

Lagrené s’attache à rester modéré et impartial, mais à plusieurs reprises son indignation perce clairement dans le texte, comme par exemple dans le passage où il essaye de deviner les principes non-écrits selon lesquels le gouvernement russe prohibe livres et journaux :

Ces principes, dit-il, exigent de supprimer tous les ouvrages qui contiennent des principes ou expriment des affections révolutionnaires ou seulement libérales ; ceux qui parlent de constitutions, à moins qu’ils ne s’attachent à en combattre les avantages ou à en faire ressortir les inconvénients ; tous ceux encore qui traitent des révolutions de France, de Naples, de Sardaigne, d’Espagne et de Portugal et plus encore tous les écrits en faveur de la Grèce - supprimer aussi les livres dirigés contre les mesures prises aux différents congrès, par des puissances alliées ; ceux qui concernent, même indirectement, la grande alliance, comme aussi ceux qui pourraient porter atteinte aux droits ou être injurieux à la personne d’un souverain légitime : supprimer également tous les livres qui, parlant de l’histoire des derniers temps ou de l’esprit du dernier siècle, s’expriment à leur égard avec trop de liberté ou semblent envisager les événements contemporains sous un point de vue philosophique ; ceux dont la tendance est dirigée vers les idées nouvelles qui comparent avec impartialité les institutions modernes et les formes vieillies du gouvernement absolu ; tous ceux en un mot qui peuvent éveiller chez un peuple engourdi, mais capable de mouvement et d’action, le désir d’une honnête indépendance et d’une liberté légale.41

Lagrené donne ainsi sa réplique personnelle dans la discussion française sur la nécessité de la censure. Son panégyrique (cité ci-dessus) du « royaume où rien ne se passe à l’ombre, où tout se fait au grand jour » est un compliment au gouvernement de Charles X dont un des bienfaits fut la suppression de la censure, établie en août 1824, un mois avant la mort de Louis XVIII. Pourtant, parmi les hauts fonctionnaires et hommes politiques français proches du nouveau roi se trouvèrent aussi des partisans de la censure. On sait que leurs activités amenèrent à l’adoption en mars 1827 de la loi répressive, nommée d’une façon hypocrite « loi de justice et d’amour », loi critiquée par l’opinion publique et retirée un mois plus tard par le ministre Joseph de Villèle42. Toute la presse libérale était contre la censure, et Lagrené, en décrivant la situation intérieure russe, tente d’influencer indirectement l’opinion de ses supérieurs français, en leur prouvant que la censure sévère est inutile, pour ne pas dire nuisible. On dirait qu’en soulignant « les avantages du pacte bienfaisant qui nous régit », il invite ses supérieurs à ne pas le modifier.

Nous savons peu de choses sur les opinions politiques de Lagrené en 1825. Le dictionnaire biographique contemporain le présente comme modéré : « catholique sans avoir été ultra, diplomate sans pour autant avoir fait montre de carriérisme, conservateur sans être réellement monarchiste »43. Les sentiments monarchiques de Lagrené furent effectivement assez tièdes ; la société de Saint-Pétersbourg fut choquée par le sang-froid avec lequel il accueillit la nouvelle de la révolution à Paris en juillet 1830. Il restait très gai et dansait à tous les bals et lorsqu’on lui fit observer que cette conduite était peu décente, il répondit : « Quand le roi saute, son secrétaire peut bien danser. »44 Le rapport sur la censure en Russie permet de présumer que Lagrené était prêt à servir une monarchie plus libérale que celle de la Restauration.

 

Notes

1 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 89-108.
2 Voir H. Tribout de Morembert, J.-P. Lobier (éd.), Dictionnaire de biographie française, Paris, Letouzey et Ané, 1995, t. XIX, fasc. CIX, p. 290 ; p. Mérimée, Correspondance générale, Paris, Le Divan, 1941, t. 1, p. 120-122. Nous savons peu de choses sur les contacts russes de Lagrené, mais il est à noter qu’en 1828 il s’est conduit, si l’on peut dire, en « anti-d’Anthès » : lorsque Puškin, qui avait mal interprété les paroles de Lagrené, se crut offensé et le provoqua en duel, le diplomate, loin de relever ce défi, expliqua le malentendu au poète et l’assura qu’il ne se serait jamais permis de blesser son honneur. Voir Puškin v vospominanijah sovremennikov (Pouchkine vu par ses contemporains), Saint-Pétersbourg, Akademičeskij proekt, 1998, t. 2, p. 8.
3 Voir J. Baillou (éd.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, 1984, Paris, CNRS Éditions , t. 1, p. 663.
4 V. Mil’čina, Rossija i Francija : diplomaty, literatory, špiony (La Russie et la France : diplomates, hommes de lettres, espions), Saint-Pétersbourg, Hypérion, 2004, p. 144-181.
5 Quelques exemples nous aideront à montrer combien les renseignements de Lagrené sont sûrs. Il mentionne parmi les ouvrages prohibés « un livre intitulé Londres en 1819 défendu par un rapport du 29 mai 1820, à cause d’une seule expression contre la société biblique en général » et « une Histoire des cosaques » (f. 95). Or, d’après la liste des livres défendus par la censure étrangère Londres en mil huit cents dix-neuf, ou Recueil de lettres sur la Politique, la Littérature et les Mœurs, écrites en Londres dans le cours de l’année 1819, Par l’auteur d’une année à Londres fut effectivement défendu en 1820, et l’Histoire des Cosaques de Lesur, publié à Paris en deux volumes en 1814, fut défendu en 1815 (voir Catalogue alphabétique général des livres français, défendus par la censure étrangère d’une manière absolue ou pour le public depuis 1815 jusqu’à 1853 inclusivement, Saint-Pétersbourg, V tipografii Eduarda Praca, 1855, p. 207, 215, n° 1599, 1652). Ailleurs, Lagrené cite toute une liste « de livres importés par la navigation dernière » et défendus par la censure, dont : La politique d’Aristote, Biographie universelle (des frères Michaud), Napoléon et la Grande Armée (Ségur), Œuvres complètes de Lord Byron, Biographie des contemporains, Voyage en Angleterre et en Russie (Montulé), L’Hermite en Italie, Histoire des sociétés secrètes, Histoire de la révolution française (par Thiers et Bodin) et, indistinctement, tout ce qui a rapport à ce sujet, « Galerie morale et politique (Ségur), Histoire de la maison d’Autriche (Coxe), De la liberté religieuse (Benoît), Annales du règne de George III, Histoire critique et raisonnée de l’Angleterre (Montvérant), comme aussi la presque totalité des ouvrages concernant l’Angleterre, Œuvres de M. de Pradt, tous les mémoires, anecdotes et souvenirs pour servir à l’histoire de Napoléon Bonaparte » (f. 101-101v.). Or, tous ces livres furent défendus en effet. Lagrené ne se trompe qu’à propos du livre de William Coxe (c’est son Voyage en Pologne, Russie, Suède, Danemark, publié en 1780 qui fut défendu en 1817), à propos de la Biographie de contemporains par Napoléon, publiée en 1824 et défendue officiellement seulement en 1826 et à propos des Œuvres complètes de Lord Byron, dont la prohibition officielle date de 1829 (mais le choix de textes de cet auteur intitulé Beautés de Lord Byron [1825] fut effectivement défendu en cette même année 1825 ; voir Catalogue alphabétique..., op. cit., p. 44, n° 409). Le vrai titre des Annales du règne de George III est Mémoires historiques de mon temps [...] le récit des principaux événements du règne de George III, par Sir William Wraxall (1817), il fut défendu en 1817 (ibid., p. 381, n° 2858). Sur l’existence de listes des livres étrangers défendus que le ministère de l’Intérieur envoyait au ministère de l’Instruction publique à partir de 1824, voir t. Šanskaja, « Francuzskaja literatura i rossijskaja cenzura s pervoj četverti xix veka » (« La litérature française et la censure russe au premier quart du xixe siècle »), in Rossija i Francija, xviii-xx veka (La Russie et la France, xviiie-xxe siècles), Moscou, Nauka, 2001, vyp. 4, p. 126-128.
6 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 89-89v.
Lagrené resta fidèle à cette vision de la Russie dans les années 1830. Dans un rapport au duc de Broglie, daté du 2 juillet 1833, il écrivit : « En outre, M. le Duc, il ne faut pas oublier qu’il y a encore au milieu de la nation russe, un grand nombre de faiseurs d’utopies, d’esprits turbulents et inquiets qui saisiraient avec empressement la première occasion d’exciter des troubles et de révolutionner l’Empire. Malgré la vigilance d’un gouvernement et la sévérité de ses mesures, il n’est pas parvenu à dompter entièrement l’esprit libéral qui se développa en Russie par suite de la campagne de 1814 et de l’impulsion qu’à cette époque l’empereur Alexandre donna si imprudemment aux idées de l’indépendance et de la liberté. [...] La plupart des Russes qui ont été élevés ou qui ont voyagé longtemps dans l’étranger se font comme un point d’honneur d’en rapporter des opinions et des doctrines incompatibles avec le régime sous lequel ils sont appelés à vivre : cette vérité dont le gouvernement impérial a pu se convaincre en maintes circonstances a provoqué la défense absolue qui interdisait, il y a trois ans, à tous les sujets de l’Empire le séjour de l’Europe occidentale, précaution qui, quelque rigoureuse qu’elle pût paraître, n’était pourtant qu’un acte de prévoyance et de sagesse » (Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique. Russie, t. 187, f. 39v).
7 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 89v.
8 L’idée de l’Empereur russe détenteur à la fois de deux pouvoirs, séculier et religieux, fut admise dans la littérature française du xviiie siècle, depuis l’abolition du patriarcat en Russie en 1703 ; or, si en pratique les monarques russes avaient vraiment tendance à se croire chefs réels non seulement du gouvernement séculier, mais aussi de l’Église, en théorie il n’en était rien, et d’après la loi le pouvoir religieux appartenait au Saint Synode.
9 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 90-90v.
10 En réalité, le premier règlement de censure fut signé par huit hauts fonctionnaires d’Alexandre dont le prince Novosil’cev, et préparé sous les auspices du comte Petr Zavadovskij, ministre de l’Instruction publique. Novosil’cev dont les propositions à propos du règlement de censure furent bien libérales (voir A. Skabičevskij, Očerki istorii russkoj cenzury [Histoire de la censure russe], Saint-Pétersbourg, Izdanie f. Pavlenkova, 1892, p. 94-95) fut curateur de l’Université de Saint-Pétersbourg et président du Comité de censure de Saint-Pétersbourg du ministère de l’Instruction publique de 1804 à 1810 (voir Vysšie i central’nye gosudarstvennye učreždenija Rossii, 1801-1917 [Institutions supérieures et centrales de l’État en Russie, 1801-1917], Saint-Pétersbourg, Nauka, 2001, t. 2, p. 18-19). Il est à souligner que Lagrené dans ce cas est beaucoup plus exact que les historiens russes de la censure qui répètent les dates erronés des activités de Novosil’cev à la tête du Comité de censure (voir p. Čebalskij, Istoričeskie svedenija o cenzure v Rossii [Renseignements historiques sur la censure en Russie], Saint-Pétersbourg, V tipografii Morskogo ministerstva, 1862, p. 17 ; A. Skabičevskij, op. cit., p. 106).
11 Voir le texte du premier règlement de censure dans Sbornik postanovlenij i rasporjaženij po cenzure s 1720 po 1862 god (Recueil d’ordonnances et d’arrêtés relatifs à la censure), Saint-Pétersbourg, V tipografii Morskogo ministerstva, 1862, p. 83-96. Ce fut l’article 27 de la section II qui réglementa les obligations des libraires vendant les livres étrangers ; il leur était défendu de vendre les publications contraires aux exigences du Règlement de censure. Dans les années 1810, le contrôle des libraires vendant des livres étrangers s’effectuait de la façon suivante : les libraires étaient obligés de présenter au ministère de la Police deux exemplaires du catalogue de livres étrangers à vendre, et ils ne pouvaient les mettre en vente que lorsqu’un exemplaire du catalogue leur était rendu avec un visa du ministère.
12 Voir A. Skabičevskij, op. cit., p. 116 ; V. Semevskij, Političeskie i obščestvennye idei dekabristov (Idées politiques et sociales des Décembristes), Saint-Pétersbourg, Tipografia pervoj sankt-peterbourgskoi trudovoj arteli, 1909, p. 649-650 ; J. Oksman, « Očerk istorii cenzury zarubežnyh izdanij v Rossii » (« Pour l’histoire de la censure des livres étrangers en Russie »), Učenye zapiski Gor’kovskogo Gosudarstvennogo universiteta (Actes des travaux de l’Université d’État de Gorki), 1965, fasc. 71, p. 351.
13 Avant 1819, c’était le ministère de la Police qui s’en occupait.
14 Selon l’article 9 de la section I du Règlement de la censure de 1804, ce furent des comités de censure auprès des bureaux de poste qui étaient responsables de la censure des journaux que les particuliers abonnés recevaient de l’étranger. Voir aussi L. Poljanskaja, « Obzor fonda Central’nogo komiteta cenzury inostrannoj » (« Description du fonds  du Comité central de la censure étrangère »), Arhivnoe delo (Problèmes des archives), 1938, n° 1, p. 63-64. Quant au ministère des Affaires étrangères, il ne s’occupait pas régulièrement de la censure des livres étrangers ; ce ne fut qu’un projet avancé en1805 par le prince Adam Čartoryjskij, mais qui n’eut pas de suite ; les livres étrangers furent censurés dès 1811 par un organisme spécial dénommé Inspection de censure (Cenzurnaja revizija) auprès du ministère de la Police, et dès 1819, après la suppression de ce ministère, par le ministère de l’Intérieur, alors dirigé par le comte Viktor Kočubej (T. Šanskaja, op. cit., p. 122). C’est seulement sous le règne de Nicolas Ier, en 1828, que l’on fonda le Comité central de la censure étrangère, spécialement chargé de la censure des livres étrangers (voir Vysšie i central’nye gosudarstvennye učreždenija Rossii, 1801-1817, op. cit., t. 2, p. 35).
15 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 92v.
16 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 94.
17 Ci-dessous Lagrené décrit très exactement la pratique habituelle de l’époque selon laquelle la défense de distribuer un ouvrage pouvait être de deux types : absolue ou « pour le public ». Le deuxième type d’interdiction autorisait la vente de l’ouvrage aux personnes bien pensantes connues des censeurs, en échange de permis délivrés par ces mêmes censeurs.
18 Publiée en 1818-1819.
19 « Ce Magnitski, d’abord agent et favori du ministre Galitzine, devint bientôt son ennemi déclaré quand il vit sa chute prochaine. Depuis il s’est mis à la solde du général Aracktchéeff et s’est rendu fameux par son espionnage et ses délations. Emporté par son esprit irascible et une humeur arbitraire, il osa s’attaquer à l’amiral Schichkoff lui-même et le dénonça publiquement. Mais le crédit de l’amiral l’emportant sur celui du délateur, ce dernier fut exilé à Kazan, pour y diriger l’Université dont il est curateur. On l’a dépouillé, dit-on, de ses autres places. Il n’est plus question de lui depuis six mois » (note de Lagrené).
20 Ce poste fut occupé en 1821-1825 par Ivan Vasil’evič Gladkov (1766-1832), - décrit par N. Greč, dans ses mémoires, comme « toujours ivre » - , membre actif du parti des ennemis du prince Aleksandr Nikolaevič Golicyn (N. Greč, Zapiski o moej žizni [Mémoires de ma vie], Moscou, Saint-Péterbourg, Akademija, 1930, p. 384-385).
21 Ce comité secret créé par Alexandre Ier le 13 janvier 1807 sous le titre officiel du Comité pour la défense de la sécurité publique, exista jusqu’en 1829 ; avant la création de la IIIe section de la Chancellerie impériale, il jouait le rôle de l’organe central de la haute police ; voir Gosudarstvennost’ Rossii (Institutions d’État de la Russie), Moscou, Nauka, t. 2, p. 359 ; t. Derevnina, « Iz istorii obrazovania III Otdelenia » (« Pour l’histoire de la création de la IIIe section ) », Vestnik Moskovskogo universiteta (Revue de l’Université de Moscou), série IX, « Histoire », n° 4, 1973, p. 56. Lagrené a parfaitement raison lorsqu’il parle du mystère qui entourait les activités du comité : il fonctionnait à l’ombre et ses mentions dans les mémoires des contemporains sont extrêmement rares. Le prince Petr Vasil’evič Lopuhin (« Lapouchine » chez Lagrené ; 1746-1827), en 1825 chef du Conseil d’État et du Conseil des ministres, fut président du comité en question dès sa création ; les autres membres du comité, nommés par Lagréné sont : le prince Aleksej Borisovič Kurakin (1759-1829), en 1825 chef provisoire du Conseil d’État ; le prince Dmitrij Ivanovič Lobanov-Rostovskij (1758-1838), en 1825 ministre de la Justice ; Vasilij Sergeevič Lanskoj (1754-1832), en 1825 directeur du ministère de l’Intérieur.
22 Accusation souvent répétée par les ennemis de l’obscurantisme ; l’amiral Aleksandr Semenovič Šiškov (Schichkoff chez Lagrené), nommé en mai 1824 ministre de l’Instruction publique à la place de Golycin et devenu persécuteur de la Société biblique, se plaint dans ses mémoires du fait que ses adversaires qualifiaient ses actions de « procédés inquisitoriaux » (A. Šiškov, Zapiski [Mémoires], Berlin, N. Kiselev et Ju. Samarin [éd.], 1870, p. 93).
23 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 95v- 97v.
24 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 98.
25 Ce n’est pas fortuitement qu’un chercheur du xxe siècle écrit à propos de cette affaire : « Les censeurs Hümmel et Lerch furent arrêtés. Les causes de leur arrestation nous restent inconnues » (J. Oksman, « Očerk istorii cenzury zarubežnyh izdanij v Rossii », art. cité, p. 353).
26 Voir N. Greč, Zapiski o moej žizni, op. cit., p. 421. Ce n’est que dans un article tout récent que l’histoire des persécutions dont les censeurs du Conversations Lexicon furent victimes, fut décrite d’après les documents d’archives russes. Voir N. Grinčenko, « Conversations Lexicon i ego cenzurnaja istorija v Rossii » (« Conversations Lexicon et son histoire en Russie : dossier de censure »), Kniga. Issledovanija i materialy (Livre. Recherches et documents), Moscou, vol. 83, 2005, p. 245-253.
27 Voir Russkie pisateli : 1800-1917 (Écrivains russes : 1800-1917), Moscou, 1994, t. 3, p. 449 ; la chute complète de Magnickij eut lieu dès le règne de Nicolas Ier et s’expliqua en partie par le fait que Magnickij accusait aussi Nicolas lui-même dans ses délations ; or, celui-ci en fut informé.
28 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 112-112 v.
La mention de cet épisode prouve encore une fois combien Lagrené était bien informé. En effet, l’édition fautive du Nouveau Testament en persan, parue en 1815, fut discutée et supprimée deux ans avant la délation de Magnickij ; celui-ci fut vraiment réprimandé dans le rescrit de l’Empereur que Lagrené cite textuellement ; voir pour plus de détails I. Čistovič, Istorija perevoda Biblii na russkij jazyk (Histoire de la traduction russe de la Bible), Moscou, Moskovskoe biblejskoe obščestvo, 1997, p. 72-74.
29 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 102v.
30 Voir par exemple A. Pypin, Religioznoe dviženie pri Aleksandre I (Mouvements religieux sous Alexandre Ier), Saint-Pétersbourg, Akademičeskij proekt, 2000, p. 218-221 ; N. Greč., Zapiski o moej žizni, op. cit., p. 575-591 (Greč fut impliqué dans cette affaire, car le livre de Gössner devait être imprimé dans son imprimerie).
31 Dans l’annexe de son rapport (Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 107), Lagrené place une « Liste de journaux et publications périodiques, reçus par l’expédition de la poste de Saint-Pétersbourg en 1825 », dont en français : Le Moniteur, Journal des Débats, Journal de Paris, Journal de Francfort, Gazette de santé, Journal de la littérature en France, Gazette de France, Courrier de Londres, Journal des modes de Paris, Petit courrier des dames, Journal des modes de Francfort, Gravures des meubles de Paris, Bibliothèque universelle, Annales de chimie, Journal du commerce, Gazette de Lausanne, Corsaire, Journal d’éducation, Journal des savants, Courrier des Pays-Bas, Journal de Bruxelles, Journal des voyages, Nouvelles annales des voyages, Bibliographie de la France, L’Étoile, La Pandore, Revue encyclopédique, Mercure du xixe siècle.
32 Ainsi par exemple en avril 1833 lorsque le Journal de Saint-Pétersbourg publia une réfutation des « assertions erronées de certaines feuilles françaises, ou plus simplement du Journal des Débats », Lagrené dit à Nessel’rod : « Vous engagez avec notre presse, Monsieur le Comte, une discussion qui me semble dangereuse. Quel sera le résultat de cette guerre de plume ? Pour moi, je n’y vois que des collisions pénibles et des froissements d’amour-propre qui ne sont pas de nature à simplifier la question [...] si vous avez été froissés par des articles de journaux qui seront depuis longtemps oubliés quand votre réponse parviendra à Paris, vous le serez bien plus encore des répliques qu’elle va provoquer. » Il est beaucoup plus facile de s’entendre avec des cabinets de ministres qu’avec des journaux, poursuit Lagrené dans son monologue adressé à Nessel’rod, « car les intérêts politiques, quelque graves qu’ils soient, sont d’une nature beaucoup moins inflammable que les passions populaires », et ces passions sont alimentées en premier lieu par des journaux (Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, Russie, t. 186, f. 186, 191 v).
33 On sait qu’après son renvoi du poste de ministre des Affaires étrangères en juin 1824, Chateaubriand entraîna le Journal des Débats dans l’opposition au pouvoir ; c’est cette tendance du quotidien français qui expliquerait la sévérité de la censure russe.
34 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 99v.
L’Étoile était un journal ultra-monarchiste, « regardé par les libéraux comme l’organe le plus obséquieux de la Congrégation » (C. Bellanger [éd.], Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, 1969, t. 2, p. 70), le Moniteur était un journal officiel de France, et la Gazette (ou Journal) de Francfort, un périodique en langue française paraissant en Allemagne et donc censé avoir peu d’influence.
35 L’observation de Lagrené est vraie non seulement pour les journaux, mais aussi pour les livres. La comparaison entre les listes imprimées des livres anglais et français défendus par la censure de 1815 à 1853 le prouve assez bien : si la première liste compte 26 pages, la seconde est de 386 pages (voir Catalogue alphabétique général des livres français, défendus par la censure étrangère d’une manière absolue ou pour le public depuis 1815 jusqu’à 1853 inclusivement, Saint-Pétersbourg, V tipografii Eduarda Praca, 1855).
36 Cette sévérité égale envers les journaux français et allemands provoqua cinq ans plus tard, après la Révolution de Juillet, un murmure dans la société russe où, à en croire le rapport d’un agent secret anonyme daté du 15 août 1815, on disait à propos de la défense des journaux étrangers : « Que l’on ne nous donne pas les gazettes françaises, c’est naturel, tout rapport ayant été interrompu pour le moment entre nos deux pays ; mais qu’on nous retienne les feuilles allemandes, surtout celles de Prusse, c’est inconcevable ! Ce manque de confiance est outrageant et ne peut qu’irriter les esprits » (GARF, Gosudarstvennyj Arhiv Rossijkoj Federacii [Archives d’État de la Fédération de Russie], fonds  109, Archives secrètes, section 3, n° 3198, f. 70. Citation en français dans le texte). Or, les censeurs pensaient non seulement au contenu et à la tendance des journaux, mais aussi à leur public, et Lagrené a bien compris cette tactique.
37 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 99v-100v.
38 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 91-91v.
39 Ici Lagrené parle avec une indignation dont on peut supposer qu’elle était affectée ; plus tard, le gouvernement russe, insistant auprès du gouvernement de Louis-Philippe sur la nécessité d’éloigner Lagrené de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, l’accusait en premier lieu d’avoir des contacts trop étroits avec de jeunes officiers russes aux opinions oppositionnelles (voir la dépêche du maréchal Maison à l’amiral de Rigny du 28 mai 1834. Archives du ministères des Affaires étrangères, Correspondance politique, t. 188, f. 248 v).
40 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 104v-105.
41 Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, n° 28, f. 98v-99.
42 Voir E. de Waresquiel, B. Yvert, Histoire de la Restauration, Paris, Perrin, 1996, p. 387-390.
43 H. Tribout de Morembert, J.-P. Lobier (éd.), Dictionnaire de biographie française, op. cit., p. 290.
44 O. Smirnova-Rosset, Dnevnik, Vospominanija (Journal, Souvenirs), Moscou, Nauka, 1989, p. 196 ; la phrase de Lagrené est en français dans le texte. La conduite désinvolte et presque cynique de Lagrené lui attirait beaucoup d’ennemis, ce que prouve une délation anonyme datée du 9 février 1832 conservée dans les archives de la police secrète russe, et dans laquelle se mêlent accusations fausses, bruits absurdes et détails psychologiques vraisemblables : « Il se nomme Forchon, natif de Lagrenée. Ayant supprimé le premier nom, peu gracieux, il a pris de son autorité privée le nom de Monsieur de Lagrenée. Il aurait mieux fait de prendre celui de Polisson. Je l’ai signalé comme tel sur mes tablettes. Sa conduite vient de le prouver. Au bal du Prince K* il a été ce qu’on appelle gris, et pleinement. Il avait une fleur à la boutonnière, il était tout débraillé et sa posture, son allure, ses gestes, tout cela a été frappé au coin de l’indécence ; notez que la cour était présente. Des représentations paraissent avoir été faites ; et en voici le pourquoi. Le supérieur de Forchon s’est décidé à l’envoyer en courrier à Paris. On suppose qu’il aura motivé cette mesure sur le considéré suivant. Ce jeune homme n’a pas d’autre tort que celui d’avoir manifesté trop ostensiblement des dispositions très favorables aux Polonais. Il a déplu et plusieurs fois ; comme il est au moins déplacé de rester là où on a déplu, j’ai pris le parti de vous le renvoyer ; il pourra être plus utile autre part. Voilà une prévision et rien de plus, mais elle paraît plausible. Le fait est que le partant va se mettre en route » (GARF, fonds  109, section 3a, n° 2350, f. 1-1v. Citation en français dans le texte). L’auteur du rapport se trompe en parlant de la disgrâce qui aurait frappé Lagrené ; au printemps 1832, les dépêches de Mortier, duc de Trévise, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, prouvent combien le diplomate était apprécié par ses supérieurs. Ainsi, par exemple, le 4/16 avril 1832, Mortier écrit à Sébastiani, ministre des Affaires étrangères, à propos de Lagrené, envoyé en courrier à Paris : « Il m’est démontré par tout ce que je lis de lui, depuis que j’ai commencé à prendre connaissance des affaires de l’ambassade, que ce fonctionnaire est très utile à Saint-Pétersbourg et il me serait agréable de le voir fixé auprès de moi. Je demanderai donc à Votre excellence, quelles que soient les instances contraires qui pourront lui parvenir, de me le renvoyer à Saint-Pétersbourg [...] » (Archives du ministères des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Russie, t. 36, f. 188v). Mais quant à la conduite de Lagrené en société et à son caractère désinvolte, l’agent secret avait peut-être flairé la vérité.

 

Pour citer cet article: Véra Miltchina, « La censure sous Alexandre Ier vue par un diplomate français », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=66