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Formation et devenir des étudiants : Mihail Fedorov et le Comité central de patronage de la jeunesse russe à l’étranger Corine NICOLAS
Plan de l'article
Mots-clés : Mihail Fedorov, étudiant, émigration russe, réfugié, Office international Nansen
Cette présentation s'inscrit dans la perspective plus générale d'une thèse sur les réseaux d'entraide en faveur des réfugiés russes entre 1917 et 1939. Dans le cadre de cette recherche, un chapitre consacré aux étudiants s'est rapidement imposé. Les étudiants ont en effet bénéficié d'un effort tout particulier des élites en exil qui ont su mobiliser de nombreux réseaux en leur faveur. Il leur fallut, dans un premier temps, réagir au plus vite afin d'éviter la dispersion de cette jeunesse. Elle seule pouvait incarner l'avenir dans la perspective d'une Russie reconquise sur les bolcheviks. La formation devint alors un enjeu politique des plus sensibles qui dut connaître quelques ajustements au cours de la période 1917-1939. Nous proposons de considérer ici les moyens déployés, notamment par Mihail Fedorov, pour venir en aide aux étudiants grâce au Comité central de patronage de la jeunesse russe à l'étranger. On présentera les acteurs de ce mouvement qui s'inscrit dans une certaine continuité universitaire en dépit des troubles liés à cette période. Qui est Mihail Fedorov ? En 1922, lors de la mise en place du Comité central de patronage de la jeunesse russe à l'étranger, Fedorov est âgé de 64 ans. Il fut sous le gouvernement de Sergueï Witte, ministre du Commerce et de l'industrie, puis élu député de la deuxième Douma. Pendant la Grande Guerre, il dirigea un comité du Zemgor1 chargé du ravitaillement de l'armée. Il émigra à Paris en 1920. Il aida Vladimir Burcev à organiser le Congrès national et devint vice-président du comité national qui s'attacha à venir en aide aux étudiants. Il a donc en la matière quelque expérience. Il est entouré au sein du Comité central par deux vice-présidents Petr Anciferov, dès 1922, et Petr Kovaleskij qui remplaça Konstantin Krovopuskov, un des vice-présidents de la première période quinquennale. Anciferov a publié en 1922 un mémoire sur la situation des étudiants émigrés russes qu'il conclut sur la nécessité de sauver la Russie en péril au nom »de l'intérêt général, de l'humanité, et pour le salut moral d'une grande partie d'un peuple richement doué »2. À la tête de tous les autres comités se trouvent des représentants russes ayant occupé des postes au sein des différents gouvernements ou dans l'administration russe d'avant 1917. Souvent déjà âgés, ils souhaitent transmettre à cette jeunesse leur espoir de reconquête, de retour : Durant leur séjour forcé à l'étranger, les émigrés russes ne pouvaient douter qu'une de leurs tâches principales [...] consistait à préparer de nouveaux cadres d'intellectuels russes pour pouvoir remplacer ceux de jadis [...] pour la Russie future.3 D'emblée le but est clairement défini ; se pose la question de savoir comment l'atteindre étant donné les circonstances. Les étudiants eux-mêmes ont éprouvé le besoin de se regrouper afin de faire progresser leur cause. Encouragé par le World Christian Student Movement, l'Union des étudiants russes émigrés4 fut fondée à Prague, avec pour but de réunir toutes les associations d'étudiants émigrés russes à travers le monde. Les plus nantis, du fait des larges moyens déployés en Tchécoslovaquie pour les étudiants, se mobilisent pour les plus démunis. Prague a développé de nombreuses structures universitaires, permettant à un certain nombre de finir leurs études : L'avenir du peuple russe se trouve entre les mains de la jeunesse russe. [...] la manière la plus efficace d'aider les émigrés russes [...] C 'est leur permettre de poursuivre leurs études. Notre seul but est le suivant : que le peuple russe au moment du retour des émigrés trouve des travailleurs de valeur sur les terrains de la science, de l'art, de la vie intellectuelle et économique.5 Cet accueil à nul autre pareil va être à l'origine d'un mouvement de solidarité de ces étudiants russes pragois à l'égard de leurs compatriotes moins chanceux. Les étudiants russes en France se montrent aussi très actifs dans le développement d'associations. La police française tente d'en faire l'inventaire à plusieurs reprises6. Ces associations regroupent d'une dizaine à quelques dizaines de personnes tout au plus, et disposent au mieux des cotisations souvent symboliques de leurs membres. Après quelques années d'errance, en 1922 est constitué, à Paris, le Comité central de patronage de la jeunesse russe à l'étranger. Ce comité est né de l'unification des principales organisations russes7. Pas moins de vingt-deux organisations choisirent l'union. À travers ces vingt-deux organisations on embrasse toutes les forces composant le milieu étudiant. Sept d'entre elles regroupent directement d'anciens militaires. Chacune d'elles est représentée par deux délégués au sein du comité. La présence d'autant d'organisations militaires ne doit rien au hasard. Ces jeunes hommes ont souvent servi dans l'Armée blanche : »En 1917, les effectifs du commandement étaient en grande partie composés par les élèves des écoles supérieures russes. »8 Les années de combat les ont tenus éloignés de l'Université et ils sont donc souvent plutôt âgés pour être encore étudiants. Ils sont aussi plus pressés, ils ne choisissent pas la facilité, mais ils sont souvent chargés de famille et il leur faut rapidement gagner leur vie. De plus le haut commandement a eu, pour les meilleurs éléments, des vues très précises. Ils devaient poursuivre leur service en embrassant des carrières qui leur permettraient de servir la Russie libérée. Ainsi, une stricte sélection s'est opérée au sein des armées. Paul Robinson, dans son ouvrage consacré à l'Armée blanche9, montre combien les organisations militaires russes ont aidé des centaines d'étudiants à continuer leurs études pour qu'ils sortent de la pauvreté et forment une élite capable de prendre la place des bolcheviks lors de l'effondrement du régime soviétique. Les officiers sont restés très proches de leurs troupes, luttant contre le démantèlement de leur armée en dépit de l'avis des pays d'accueil. L'armée semble se méfier des civils, et entend organiser le devenir des troupes, surtout des hommes les plus capables. Dans ce contexte, l'Union mise en place par Fedorov est aussi significative d'une avancée politique. Cette unification au sein du comité s'est imposée surtout pour obtenir de la part des États une aide en faveur des étudiants car pas moins de »20 000 jeunes gens environ ont dû interrompre leurs études du fait des guerres civiles »10 précise le président du Comité central de patronage de la jeunesse universitaire russe. Ce chiffre est sans doute volontairement grossi11. William Chapin Huntington12, témoin de l'époque, en compte 16 000 en 1933. Alors qu'en 1957, une historienne américaine, Elizabeth Bowers, ne décompte elle que 15 000 étudiants dont les études furent interrompues par la révolution13. Dans son enquête, le Zemgor divise cette jeunesse universitaire en deux groupes, d'une part »le premier groupe, le plus nombreux, [...] qui a commencé ses études supérieures en Russie avant d'être obligé d'émigrer. Le nombre de cette ancienne jeunesse universitaire russe s'élève à environ 16 000 étudiants. »14 À ce groupe il faut en ajouter un second, constitué de filles et de garçons qui ont achevé leur scolarité dans l'émigration et tentent de poursuivre leurs études. Si l'élément masculin prédomine dans le premier groupe, dans le second le problème de la formation se pose à la fois pour des garçons et des filles. Pour les dix années sur lesquelles porte l'enquête, le rapport conclut : On peut sans risque de commettre une grosse erreur considérer le nombre des élèves qui sortent chaque année des écoles, comme stationnaire et d'environ 350, ce qui pour les dix années de l'émigration donne un chiffre rond de 3 500. 15 Ce qui conduit à penser qu'au total le nombre d'étudiants russes s'élève à 20 000, chiffre que l'on peut rapprocher de celui énoncé par Fedorov. Parler au nom de l'émigration russe estudiantine enfin rassemblée avait plus de poids de toute évidence car, là encore, comme l'explique Fedorov, »la bienfaisance seule ne pouvait suffire à assurer l'accomplissement de cette tâche »16. Les premières tâches du Comité central furent les suivantes : assurer une aide d'État dans tous les pays où cela paraissait possible, excepté la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie où elle était un fait acquis, créer des comités locaux reliés au Comité central, établir une liaison avec des organismes de patronage des étudiants russes qui existaient déjà dans certains pays, nommer des délégués dans tous les autres pays où pouvaient se trouver des émigrés russes étudiants. La France répondit favorablement à ces sollicitations, grâce à Raymond Poincaré, Président du Conseil des ministres. Pour les années 1923, 1924, 1925, 475 000 francs furent remis aux étudiants. Une Commission spéciale franco-russe fut créée auprès de l'Institut d'études slaves, pour l'attribution de bourses d'État aux étudiants russes. Si le Recteur de l'Université de Paris en était le président, C 'est le président du Comité central qui présentait les candidatures. De plus, jusqu'en 1926, les étudiants russes bénéficièrent en France d'une exemption presque totale des frais d'étude visée par le Comité, comme en témoignent les lettres retrouvées aux Archives nationales17 : Le 26 décembre 1923 Jusqu'en 1927, on peut multiplier les exemples de collaboration avec les universités françaises et les municipalités qui tentent d'améliorer le sort des étudiants russes. Le comité reçoit par dizaines des »satisfecit » concernant les étudiants russes. Ce sont des travailleurs acharnés, leur réussite sidère alors qu'ils sont obligés bien souvent de travailler pour survivre car les bourses sont souvent très maigres. Des bourses complémentaires ou supplémentaires sont également distribuées pendant toute cette période du fait de dons russes ou étrangers. Celles du professeur Whittemore et de son comité18 furent particulièrement nombreuses. Le Comité dirigé par Fedorov, là encore joue un rôle déterminant. Il sélectionne les dossiers, et retient les candidatures des plus méritants. Le Comité est présent dans tous les pays européens où se trouvent des étudiants russes émigrés. Dans certains pays comme la Bulgarie et la Pologne, la situation des étudiants est des plus préoccupantes. Le président du Comité se rend personnellement en Bulgarie pour négocier avec le gouvernement. Là aussi, C 'est le Comité qui délivre les bourses et surveille les progrès des études. Les bourses sont supprimées pendant les vacances, aussi le Comité négocie-t-il avec les grandes entreprises, Renault, Citroën, l'embauche et les salaires de ces étudiants. De manière évidente, l'enseignement scientifique est privilégié. Sans doute, faut-il voir à l'origine de cette orientation un peu exclusive de la jeunesse russe, l'action des différents comités et organisations d'émigrés qui dirigeaient leurs boursiers vers des carrières plus pratiques plus rapidement rémunératrices que les carrières littéraires : [....] surtout la nouvelle Russie où ne désespéraient pas de retourner un jour les émigrés aurait davantage besoin d'ingénieurs que de poètes ou de philosophes.19 Les données recueillies dans les archives de la Société des Nations (SDN) permettent de construire un tableau20 de la répartition des étudiants russes d'après leurs spécialités. Le constat s'impose : quel que soit le pays, les sciences humaines sont peu retenues : Tableau 1 : Répartition des étudiants russes d'après leurs spécialités. Les trente-deux boursiers français du comité se regroupent en 1932 dans les établissements suivants : les facultés de sciences, de médecine, dentaire, de géologie, les écoles d'ingénieurs, polytechnique, aéronautique, architecture, chimie, de mécanique, d'électrotechnique, les écoles de commerce et agricoles. De plus, il semble que subsistent des réseaux développés avant la révolution et qui demeurent fort dynamiques comme ceux étudiés par Irina et Dimitri Gouzevitch21. Ces chercheurs ont montré la continuité repérée à travers les registres d'inscription de quelques grandes écoles françaises, le Conservatoire national des Arts et Métiers, l'Institut électronique de Toulouse, l'École des Ponts et Chaussées. Ils mettent en évidence l'existence de filières qui ne se démentent pas en dépit de la révolution. Les mêmes instituts, écoles, professeurs, attirent les jeunes émigrés soucieux d'acquérir ou de compléter une formation, tout comme ceux-ci avaient avant la révolution attiré les plus ambitieux, les plus novateurs. Dans les années 1930, ces auteurs montrent que le parcours des jeunes issus de l'émigration ne diffère plus de celui des jeunes Français. Pour les étudiants présents en Pologne, comme en Finlande, les organisations russes s'efforcent de les orienter vers les écoles supérieures françaises et belges. D'ailleurs, l'étude des boursiers du Comité central par pays et par année scolaire rend compte de la place prédominante de la France dans le cadre de la formation de ces étudiants russes ; sans doute les conditions d'accueil, déjà développées, qui leur étaient réservées le justifient aisément. L'action du comité dépasse les frontières européennes. Aux États-Unis, Fedorov peut s'appuyer sur le Russian Student Fund. Alexis Wiren, lieutenant de vaisseau a mis sur pied, aux États-Unis, un fond d'entraide en faveur des étudiants russes dès 1922, avec la création du Russian Student Fund. En poste aux États-Unis au moment de la révolution, il persuade le dernier ambassadeur russe à Washington, lui-même ingénieur de formation, de financer une sorte de prêt d'honneur que les étudiants rembourseraient à l'issue de leur cursus. Se constitue alors une trésorerie indépendante qui est à même de soutenir de nouveaux étudiants d'origine russe. Elizabeth Bowers22, montre que la nécessité de cet organisme lui semble plus évidente aux États-Unis car en Europe les émigrés russes avaient souvent mis en place leurs propres écoles ou pouvaient s'appuyer sur des gouvernements bienveillants à leur égard, ce qui ne fut pas le cas du gouvernement américain. Suite à la révolution, 30 000 Russes arrivèrent aux États-Unis. Parmi eux, on comptait un millier d'étudiants23. 650 étudiants auraient été aidés par cette organisation24 (soit à peu près trente élèves par an alors qu'après-guerre seulement une dizaine de bourses annuelles semblent avoir été distribuées, les candidats se faisant aussi beaucoup plus rares). Le groupe d'origine regroupait des officiers de la Marine russe et des étudiants techniciens envoyés par le Gouvernement russe lors de la première guerre mondiale et qui furent bloqués là du fait de la révolution. Ces étudiants présentent le profil type de celui que nous avons décrit plus haut. Anciens militaires, détenteurs d'une formation initiale, ils doivent s'adapter afin de trouver du travail. Ce prêt d'honneur leur permet d'étudier à l'abri du besoin. Cette solution sera étudiée par Fedorov lorsque l'argent viendra à manquer. Cette solidarité à l'égard des étudiants russes, Wiren va l'étendre aux étudiants russes formés en Europe et dans l'impossibilité d'y trouver du travail. Dès la fin des années 1920, les problèmes s'amoncellent, placement, financement, remboursement trouvent de plus en plus difficilement des solutions. Les généreux donateurs de la première période se dérobent. La communauté russe touchée par le chômage ne peut aider ses étudiants. Les jeunes gens formés ne peuvent trouver du travail. Aussi »le Comité central s'est mis en relation avec le président du Russian Student Fund en Amérique, M. Alexis Wiren. Des pourparlers de ce dernier avec le département du Travail, il résulte que le Gouvernement des États-Unis ne fera pas d'objections à l'admission d'un premier groupe d'étudiants russes. »25 Là encore, les archives dépouillées à la SDN montrent que les étudiants sélectionnés pour partir aux États-Unis sont au moins présentés comme »les meilleurs parmi ceux qui terminent leurs études en Europe. Le placement en question présente donc un intérêt considérable, ajoute Mihail Fedorov, lors de cette séance au Bureau international du travail, non seulement pour les intéressés, mais même pour le pays qui les accepte. »26 Toutefois Fedorov va tout tenter pour mener à bien ce qu'il considère comme sa mission. En 1932, à l'occasion de la sainte Tatiana, C 'est une nouvelle loterie qui est envisagée. En effet, on songe qu'il serait indiqué de créer sous les auspices du Comité central quelques bourses en faveur de l'université de Moscou et de sa patronne si vénérée, sainte Tatiana. La date du tirage est sans cesse repoussée mais les fonds n'affluent pas pour autant. Dans une lettre du 14 décembre 1932 adressée au Comité consultatif pour les réfugiés à Genève27, Fedorov regrette que les exonérations des frais d'études dont bénéficiaient les étudiants russes boursiers du Comité central, accordées annuellement par le ministère français de l'Instruction publique, qui couvraient la moitié de ces frais, diminuent encore pour 1933. La dépense indispensable du Comité central augmente d'autant plus et pourrait atteindre 60 000 francs pour 195 boursiers. La charge qui pèse sur le Comité est de plus en plus considérable car outre ces bourses que l'on doit revoir régulièrement à la hausse, il faut tenir les engagements pris envers les écoles supérieures françaises pour le paiement des frais d'études de certains de ces boursiers. En dépit des efforts inouïs entrepris, l'œuvre semble vouée à l'échec. L'Office international Nansen (OIN) entend et reçoit les doléances du président du Comité au point d'ouvrir un dossier personnel. Dans un premier temps, des prêts sont consentis par l'OIN au Comité. Devant l'absence de remboursement, de rééchelonnement en rééchelonnement, l'OIN tente de comprendre le fonctionnement du Comité et se montre sévère. S'il reconnaît le dévouement de son président, il se montre plus critique sur la répartition des fonds. L'OIN reprochera notamment au Comité d'accorder des bourses alors même que leur financement n'est pas assuré. On assiste à une folle course en avant de la part de ce président qui refuse de baisser les bras, certain que cesser de se battre revient à condamner cette jeunesse. Les mêmes arguments sont avancés : Si les bourses sont suspendues, les études seront interrompues et pis encore, dans l'impossibilité de trouver du travail car étrangère, cette jeunesse d'élite serait condamnée à ce sort terrible d'être sans travail, sans toit et sans pain.28 En 1935, il propose que soit garanti par l'OIN une caisse permettant la délivrance de prêts d'honneur. Ainsi le relate le directeur de l'OIN à Paris : Le 11 mai 1935 Mihail Fedorov signale que parmi les jeunes gens dont il s'occupe, 50 % font leurs études en France et 50 % dans d'autres pays ; une somme annuelle de 10 000 francs suisses serait nécessaire pour faire fonctionner la caisse des prêts d'honneur jusqu'à ce que les premiers remboursements puissent l'alimenter. Suit le formulaire d'engagement que devrait remplir l'étudiant. L'OIN ne peut souscrire à cette demande car les fonds manquent et préfère voter des subventions, puisque les prêts déjà consentis ne sont toujours pas remboursés. Cette décision soulage Fedorov qui dans une lettre du 30 novembre 1936 l'en remercie, car 1936 se présente comme une année encore pire que les précédentes. Mihail Fedorov s'en explique dans un énième compte rendu de l'œuvre qui résonne comme un cri d'alarme. Depuis 1932 : le développement régulier du large appui des gouvernements et de la bienfaisance privée à l'égard des étudiants russes, a été ralenti par la reconnaissance que les États européens accorde tour à tour au pouvoir soviétique. Les gouvernements étrangers, l'un après l'autre, diminuaient alors leurs allocations généreuses et ont fini par supprimer complètement leur aide aux étudiants russes émigrés. Actuellement, il n'y a que deux pays la Yougoslavie et la Bulgarie qui les aident encore un peu.30 À partir de 1930, les conséquences de la crise économique mondiale sont cruellement ressenties. Fedorov écrit encore : L'occupation de la Rhénanie par les troupes militaires allemandes a produit un tel effet que nous sommes prévenus par nos principaux donateurs qu'ils vont cesser dorénavant leurs allocations. Cependant à eux seuls ils nous donnaient la possibilité de soutenir la plupart de nos boursiers en France et à l'étranger. Ils ne leur restent que deux mois et pour la plupart leurs études sont terminées. Notre devoir est de ne pas les abandonner. Pendant l'année scolaire 1935-1936 nous avons aidé 188 boursiers dont 89 en France et dans d'autres pays d'Europe occidentale. Le groupe des donateurs qui vient de supprimer son aide a eu en France 37 boursiers et 84 dans d'autres pays.31 Nommé membre suppléant en 1935 puis titulaire du conseil d'administration de l'OIN, Fedorov continue à défendre cette résurrection de la Russie tout en approuvant les actions entreprises pour trouver des terres plus hospitalières, en Amérique du Sud par exemple. L'œuvre du Comité central de patronage de la jeunesse russe à l'étranger animée par Fedorov, permit de 1922 à 1936 à des centaines d'étudiants en France et à quelque 6 00032 en Europe de mener à bien leurs études. De 1922 à 1928, l'œuvre fédère les généreuses contributions, son intervention dans tous les comités de sélection la rend indispensable. Très proche des étudiants pris en charge, elle devient une sorte d'organisme de tutelle. Toutefois dès la fin des années 1930, l'argent manque. Paris compte de plus en plus d'étudiants russes sans ressources et les donateurs privés comme publics ont disparu. Pour Fedorov le salut de cette communauté étudiante doit alors se négocier à Genève auprès du tout nouvel Office international Nansen. À travers l'exemple de ce comité, on suit toutes les vicissitudes des réseaux d'entraide que Fedorov résume ainsi en trois étapes. La première démontrait un accroissement ininterrompu des recettes et dépenses du Comité et de l'aide des gouvernements. La seconde marque un ralentissement dans le progrès de l'œuvre d'assistance des étudiants russes à l'étranger. Fedorov ne peut s'empêcher d'établir un lien entre cette situation et la reconnaissance par beaucoup de pays européens du pouvoir soviétique. La troisième enfin coïncide avec la crise économique mondiale et le chômage provoqué par celle-ci. Cette crise affecte également l'action du Comité qui, poursuit Fedorov, »malgré tout doit continuer jusqu'au moment où la Russie sera libérée du joug communiste »33. C 'est ce qu'il appelle »le devoir de l'émigration » envers la Patrie. Il ajoute qu'il lui parait »hors de doute que les étrangers les plus prévoyants, ceux qui comprennent l'inévitable chute du régime communiste en Russie, continueront à aider l'émigration russe dans cette œuvre. Ils voient qu'il y va de leur intérêt »34. Jamais il ne consentira à renoncer à cet inéluctable retour alors même que Wiren supprima la clause qui obligeait les boursiers à rentrer au pays dès que la situation politique le permettrait. L'œuvre du Comité ne survécut pas à la déclaration de guerre, celle de Wiren s'interrompit en 1974 faute de candidats.
Notes :1 Le Zemgor est un comité d'aide aux Russes en exil. 2 Pierre Antsiferov, vice-président du groupe académique russe à Paris, Mémoire sur la situation des étudiants émigrés russes, Paris, Section française de l'Union nationale russe, 1922, p. 14. 3 M. Fedorov, L'œuvre du Comité central de patronage de la jeunesse universitaire russe à l'étranger, 1922-1932, archives de la Sorbonne, rapport d'activité dactylographié, p. 1. 4 Ob''edinenie russkih emigrantskih studentov (ORES). 5 É. Benes cité dans E. Haumant, »La jeunesse universitaire russe en France », Le monde slave, janvier-avril 1925, p. 88-99. 6 Archives préfecture de police de Paris, BA 1710. 7 Organisations représentées : le Groupe académique russe en France ; les sections russes de trois facultés parisiennes, droit, sciences, lettres ; l'Université populaire russe de Paris ; le lycée russe de Paris ; le Comité national russe ; la section de l'Union nationale russe en France ; le Conseil financier près la conférence des anciens ambassadeurs de Russie ; le Comité des Zemstvos et villes russes à l'étranger ; l'Association des membres des Zemstvos et municipalités russes à l'étranger ; la société russe de la Croix-rouge (AO) ; l'Association financière, industrielle et commerciale russe ; la Fédération des associations des ingénieurs diplômés russes ; le Comité des dames pour l'aide des étudiants ; la Fédération générale des associations des anciens combattants ; la Fédération générale des associations des anciens combattants (association navale) ; l'Amicale des officiers de la marine russe, anciens combattants ; l'Union des mutilés et invalides russes ; le Comité d'aide aux Cosaques ; l'Union des associations des étudiants russes émigrés (ORES) ; l'Union des étudiants russes en France ; l'Union des étudiants russes émigrés ; l'Union nationale des étudiants russes et enfin la Stanitza des Cosaques étudiants. 9 p. Robinson, The White Russian Army in Exile, 1920-1941, New York, Clarendon Press of Oxford University Press, 2002. 10 J. de Pessac, »Le devoir social, l'aide aux Russes », Le Temps, 23 janvier 1929. 11 L'étude de l'émigration russe se heurte en permanence à la question de la fiabilité des dénombrements. Régulièrement sont reproduits les mêmes chiffres ; recopiés sans véritable vérification, ils sont très souvent majorés par les cadres russes soucieux d'asseoir leur légitimité et d'obtenir des moyens significatifs auprès des diverses instances sollicitées. Une des rares enquêtes de l'époque est celle menée par le Zemgor pour le commissaire aux réfugiés. 12 W. Chapin Huntington, The Homesick Million, Russia-out-of-Russia, Boston, Stratford Company, 1933, p. 123. 13 E. Bowers, »The origins of the Russian Student Fund », The Russian Review, vol. 16, n° 3, 1957, p. 5-52. 14 Rapport provisoire, Haut commissariat pour les réfugiés, Sous-comité pour l'étude de la condition des enfants des réfugiés, Archives de Leeds, 1930, p. 37. 15 Idem, p. 38. 16 Idem, p. 2. 17 CARAN AJ 166498, correspondance et dossiers des étudiants russes demandant à bénéficier de l'exonération des droits, 1922-1923. 18 American Committee for the Education of Russian Youth in Exile. 19 M. Doré, Facteurs comparés d'assimilation chez des Russes et des Arméniens, Paris, INED, 1940, p. 15. 20 Archives de la SDN, Genève, C 1562, dossier Fedorov. 21 I. Gouzevitch, »La science sans frontière : élèves et stagiaires de l'Empire dans l'enseignement supérieur français, xixe-xxe siècles », Les cahiers d'histoire du CNAM, n° 5, février 1996, p. 63-92. I. Gouzevitch et D. Gouzevitch, »Les contacts franco-russes dans le monde de l'enseignement supérieur technique et de l'art de l'ingénieur », Cahiers du monde russe et soviétique, t. 34, n° 3, 1993, p. 345-368. 22 E. Bowers, art. cité. 23 Y. J. Chycz, Statistical Data on the Number of Persons in the US born in the USSR or Pre-War Russia and their Descendants, New York, Common Council for American Unity, août 1951. 24 A. Wiren, The Russian Student Fund, manuscrit dactylographié, Archives Urbana Champaign. 25 Archives de la SDN, Genève, C 1562. 26 Archives de la SDN, Comité consultatif pour les réfugiés, procès-verbal de la séance du 22 mai 1928 tenue au Bureau international du travail à Genève. 27 Archives de la SDN, Genève, C 1562. 28 Lettre écrite par Mihail Fedorov à l'Office international Nansen le 17 février 1932. Archives de la SDN, Genève, C 1562. 29 Archives de la SDN, Genève, C 1562. 30 Idem. 31 Idem. 32 Idem. 33 Idem. 34 Idem.
Pour citer cet article : Corine Nicolas, » Formation et devenir des étudiants : Mihail Fedorov et le Comité central de patronage de la jeunesse russe à l'étranger », colloque Les Premières Rencontres de l'Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=70
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