Retour à l'accueil
 

 


ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

Les marqueteries langagières des Chemins nocturnes de Gajto Gazdanov

Gayaneh ARMAGANIAN-LE VU
École normale supérieure Lettres et Sciences humaines, Institut européen Est-Ouest

 


Article au format pdf




 

Mots-clés : Gajto Gazdanov, Chemins nocturnes, émigration, bilinguisme, argot

 

La littérature de la première émigration russe connaît aussi ses phénomènes de mode et Gajto Gazdanov est sans doute l’auteur le plus « tendance » et celui qui actuellement « se porte » le mieux en Russie. Il est vrai que sa biographie romantique résume toutes les péripéties et les pérégrinations des héros romanesques de la littérature de l’exil.

Après avoir interrompu ses études et s’être engagé dans l’Armée blanche, Gajto Gazdanov (né en 1903 à Saint-Pétersbourg) s’embarque en Crimée en 1920 pour l’Europe. L’exil l’entraîne en Turquie, en Bulgarie où il termine ses études secondaires. En 1923, il arrive à Paris, qui sera le décor de la plupart de ses œuvres. En France, il exerce tous les métiers, participe à la Résistance1 ; il s’installe en Allemagne en 1953, puis devient correspondant de Radio Liberty2. Il meurt en 1971 sans avoir jamais revu la Russie. Rappelons que le premier « gazdanologue » a été le slavisant américain Laszlo Dienes, dont la thèse soutenue en russe a été ensuite publiée en anglais3. Aujourd’hui la Russie découvre l’œuvre de Gajto Gazdanov avec un enthousiasme qui frôle l’adoration ; on en veut pour preuve les pages du site Gajto Gazdanov, Société des amis de Gajto Gazdanov accessible sur le portail KM.RU.

Chemins nocturnes, considéré comme son meilleur roman, (achevé en 1941), condense une expérience de vingt-quatre ans, pendant lesquels Gazdanov gagne sa vie à Paris comme taxi de nuit ; cette œuvre semble être la justification de cette jeune génération de la littérature de l’émigration « passée inaperçue » (nezamečennoe pokolenie4) et une réponse originale au jugement pessimiste porté sur cette littérature par le poète Vladislav Hodasevič :

Si la littérature de l’émigration est privée d’idées nouvelles, c’est parce qu’elle n’a pas vraiment su dire l’émigration, qu’elle n’a pas su mettre à jour le tragique qui pouvait la doter de sentiments nouveaux, d’idées nouvelles et, par là même de formes nouvelles.5

Si la forme est nouvelle, c’est que l’auteur « puise à deux sources » : l’une russe, l’autre française et parisienne, comme le note très justement sa traductrice française Elena Balsamo6. Les critiques de l’émigration contemporains de Gazdanov dénoncent le plus souvent les maladresses de la composition, le caractère « inachevé » de l’œuvre (les longueurs et les répétitions, et même les fautes de russe que l’auteur aurait pu éviter s’il avait bien relu son brouillon) : « On trouve chez lui (ailleurs même dans une œuvre aussi tardive que Récit d’un voyage) des lapsus tels que “bežaščih (“gluhovatym zvukom voln, bežaščih vdol’ krutogo borta”)7 » peut-on lire sous la plume de Gleb Struve, alors que le caractère inhabituel et déroutant de sa prose, l’absence d’une focalisation unique et les nombreux glissements imperceptibles de la description d’une conscience à une autre, la récurrence du commentaire du narrateur, la ressemblance frappante de ce dernier avec l’auteur lui-même favorisent un rapprochement avec Marcel Proust.

Si l’œuvre de Gazdanov est la plupart du temps examinée dans le « contexte de la culture russe et européenne », pour reprendre le titre du colloque célébrant ses quatre-vingt-quinze ans, et que les chercheurs mettent l’accent sur les influences de Marcel Proust, Albert Camus, ou même Louis-Ferdinand Céline, la question du bilinguisme ne semble pas avoir attiré l’attention. Et pourtant Chemins nocturnes fait une large part à la question des langues et s’avère être le champ d’étonnants jeux bilingues.

Cette communication souhaite porter sur Gazdanov un regard « bilingue » ; complément qui semble indispensable aux analyses russes car Gazdanov n’est pas seulement « le plus français des écrivains russes », mais un écrivain qui place l’expérience linguistique au cœur du drame vécu par ses héros. Ainsi, au cours d’une discussion avec son ancien camarade de lycée, Fédortchenko, le narrateur évoque ce deuxième exil que représente l’oubli de la langue maternelle, le jeu d’interpénétration des deux langues, et l’« inquiétante » perfection d’un bilinguisme total :

De quelle profondeur remontaient-elles ces paroles en langue étrangère d’une chanson oubliée, qu’il ne se serait jamais rappelées s’il avait continué à vivre comme autrefois ? À présent, il parlait en russe, sans y mêler le français ; cela aussi était inquiétant : jusqu’ici il avait toujours évité de parler sa langue maternelle.8

Le drame du bilinguisme est particulièrement apparent dans les différentes versions des Chemins nocturnes. Les numéros 69 de 1939 et 70 de 1940 des Sovremennye zapiski (Les Annales contemporaines) conservés dans le Fonds slave des jésuites nous ont permis d’observer une curieuse particularité de la première publication qui porte encore le titre de Nočnaja doroga (Chemin nocturne) et contient une épigraphe d’Isaac Babel : « Dans les souvenirs de ces années-là, je trouve la source des maux qui me tourmentent et les raisons de mon flétrissement précoce. »9

Avec le début de la guerre, la publication fut interrompue et le roman, achevé en 1941 (le manuscrit indique la date du 11 août 1941), ne fut publié sous forme de livre qu’en 1952 aux États-Unis, à New York. La publication inachevée de Sovremennye zapiski se distingue donc du livre, non seulement par son volume plus important, mais surtout sur le plan textuel : la plupart des dialogues de la version initiale sont en français, et leur traduction n’est donnée en notes qu’à de rares exceptions. Dans l’édition en volume tous les dialogues sont en russe10. Gazdanov s’est expliqué sur les raisons de ce « remaniement » dans une lettre à Aza Hodarceva :

Je vais essayer de retrouver mon deuxième livre qui s’appelle Chemins nocturnes [l’erreur est de Gazdanov : son deuxième livre était Récit d’un voyage] et qui a été publié à New York en 52. Il y a dans ce livre quelques passages qui pourraient être supprimés sans lui causer aucun préjudice. La forme sous laquelle il a été publié ne correspond pas tout à fait au manuscrit. Dans le texte original, la plupart des dialogues sont en français, de plus non pas dans un français académique mais dans la langue des bas-fonds. J’ai moi-même traduit ces dialogues en russe à la demande de l’éditeur, seulement au lieu de les insérer sous forme de notes, les éditeurs ont tout simplement supprimé le texte français et l’ont remplacé par le russe. Ce n’est pas un bien grand malheur, car le lecteur russe moyen aurait de toute façon été obligé de se référer à la traduction russe. Tout le monde n’est pas censé connaître « l’argot » parisien.11

Si Gazdanov n’affiche aucun mépris pour le « lecteur moyen » comme le fait son illustre contemporain Nabokov, auquel il a été si souvent comparé, force est de reconnaître que les bons lecteurs de Gazdanov doivent relever le défi et se battre férocement avec le texte originel en russe et en français.

L’expérience des langues retrace chez le narrateur de Gazdanov, l’itinéraire de son exil de Saint-Pétersbourg à Paris, à travers la Turquie, la Perse ; un itinéraire dont la seule et unique constante est le « déplacement » (peremeščenie) :

J’ai souvent pensé que la caractéristique essentielle et permanente de la vie que j’étais obligé de mener, était l’imprévisibilité et l’inévitable précarité de l’avenir. Exactement comme dans les autres pays qui m’avaient vu vagabond, soldat, lycéen, voyageur involontaire, je ne savais jamais où j’allais me retrouver - en Turquie ou en Amérique, en France ou en Perse - par suite des bouleversements formidables dont j’avais été le témoin et l’acteur ; ici, à Paris, malgré la monotonie de mon travail, j’éprouvais chaque jour la sensation que provoquerait la vision d’un ruisseau qui s’enlise dans les sables.12

Aux deux extrémités, le russe et le français relèvent de deux univers émotionnels distincts et le déchirement du bilinguisme semble porter la marque, non seulement de l’histoire intime du narrateur et de ses personnages, mais aussi de l’incommunicabilité universelle.

La langue de Gazdanov, dans ses dialogues français est violente, dérivée des jargons parisiens. Le chauffeur éprouve une curiosité vive et irrationnelle pour ces bas-fonds parisiens, en même temps que monte en lui une répulsion tout aussi inexplicable comme s’il devait pénétrer dans une pièce où l’air était empoisonné. Cette fascination pour les paumés, les alcooliques, les prostitués est une fraternité d’exilé et la langue est son principal instrument : c’est en s’avilissant, en côtoyant l’argot et le jargon que la langue russe malade de son exil relève un défi que les traductions ne peuvent qu’aplatir et affadir. L’exil linguistique permet à Gazdanov de lever les tabous stylistiques. Et en dépit de cette fraternité nouvelle avec la foule nauséabonde d’êtres aux contours brouillés et de masques, l’auteur reste dans le cycle fermé de la langue russe - la langue est son exil.

Les dialogues français de la version initiale des Chemins nocturnes sont écrits dans un français « déplacé » qui condamne ses porteurs à la marginalité. Le narrateur reporte fidèlement et impitoyablement la prononciation et la syntaxe, ainsi que le vocabulaire qui trahit la marginalité de ses personnages :

[...] cette population du Paris nocturne [qui] était radicalement différente du diurne et qui était composée de divers catégories de personnes, qui de par leur nature et leurs professions étaient le plus souvent condamnées par avance.13

Selon la définition de Marcel Cohen « l’argot proprement dit est un langage parasite qui ne se distingue du parler commun ni par la prononciation ni par la grammaire (sauf exceptions minimes), mais par le doublement du vocabulaire au moyen de termes qui lui sont propres ». Mais ce qui nous intéresse surtout dans la définition du linguiste « ils naissent dans des groupes restreints qui ont une forte conscience de leur isolement et qui se défendent plus ou moins contre les groupes environnants»14. Un point commun donc entre « tous les damnés de la terre » : les émigrés et la faune nocturne parisienne. L’exil qui condamne à une sorte de marginalité l’écrivain, plus que tout autre... Et c’est pourquoi, le texte original des Chemins nocturnes, avec ses « marqueteries » de français dans le texte russe, mérite d’être retrouvé :

Пьяная, худая старуха с безубым ртом, которая входила в кафэ и кричала : des clous ! des clous !...) и потом, когда нужно было платить за стакан белого вина, она неизменно удивлялась и говорила гарсону : non, mais tu charries ![...] Когда она приближалась к кафэ, кто-нибудь, оборачиваясь, говорил : et voilà des clous qui arrive. [...]15

« J’te jure, Roger, que c’est vrai. Tu l’sais bien, Roger. Je t’aimais beaucoup, Roger. Mais quand tu es dans un état semblable... »16

Une note de bas de page dans la version originale donnait la traduction russe :

« Gagner des clous » - на арго значит ничего не зарабатывать.

[...] « J’te dis que c’est mon frangin, tu comprends » [...]17

« - faut que tu m’comprennes, dis, faut que tu m’comprennes, dis »

« - y a pas à comprendre, t’es qu’une salope et pis c’est tout. »18

Ces expressions savoureuses deviennent dans la traduction russe d’une platitude infinie :

« Ты должен же меня понять, ты должен же меня понять »

« Нечего тут понимать, ты просто стерва и больше ничего. »19

- Elle était pas mauvaise fille, - сказал он мне, - et pas fière du tout. Et y en avait des salopards d’la haute qui l’entretenaient ! Si j’la connais ! T’as qu’à lui demander si elle s’rappèle de chauffeur René, elle te l’dira bien, va ! Pourquoi que tu m’demandes ça, elle t’a attaqué dans la rue ? C’est malheureux de voir ça, quand même, elle m’fait pitié. Mais elles finissent toutes comme ça, c’sont des vicieuses.20

On est face ici aux procédés argotiques essentiels que sont le remplacement d’un terme ordinaire par un terme figuré ou une métaphore : ainsi clous pour rien et charrier pour se moquer, ou les déformations des mots par application de suffixes ou substitutions de finales : frangin pour frère.

La suppression totale du français de l’édition de 1952 dénature l’œuvre et la prive de sa force. On ne peut se contenter de voir dans cette « incrustation parasite » la seule continuité de la tradition romanesque du xxe siècle, lorsque par exemple, Victor Hugo dans ses Misérables utilise le style pour illustrer son sujet : une peinture des bas-fonds de la société et du peuple de Paris sous la monarchie de Juillet dans laquelle les personnages parlent autant que possible leur langage propre, y compris l’argot, qui est décrit à part dans quelques chapitres.

À l’inverse de ses compatriotes qui parlent le français mal ou avec un accent qui permet de les identifier immédiatement comme « russes », le narrateur se distingue par sa maîtrise totale du français, qui au lieu de l’assimiler, le condamne à un exil universel : un bilinguisme total qui fait de lui ni un Russe ni un Français, mais un être sans identité, condamné à une perpétuelle errance :

Nul ne parlait français, pas plus mes autres compagnons de travail - deux Russes venus des mines allemandes, un Espagnol évadé, quelques Portugais et un petit Italien de Milan au visage tendre et aux mains blanches, venu en France pour une raison obscure. Un matin nous nous rangeâmes devant le directeur, un monsieur corpulent aux yeux noyés dans la graisse derrière un pince-nez en or, qui nous examina et dit au contremaître qui l’accompagnait :
- Mais ce sont des bagnards évadés !
Personne ne comprit cette phrase.21

Le bilinguisme du narrateur est un facteur d’« étrangéité ». Il est le seul à « comprendre » et donc à souffrir de l’humiliation. Étranger sur sa terre d’accueil, comme étranger parmi les siens, ni russe, ni français dans le regard des autres, il semble condamné à l’errance éternelle et à la solitude éternelle :

- Et pour vous ôter vos derniers doutes, Madame, lui dis-je en remontant en voiture, j’ajouterai que non seulement je ne suis pas Dédé, mais que je ne suis même pas français : je suis russe.
Elle ne me crut pas.
- Si je me prétendais japonaise, ce serait aussi faux. Je connais bien les Russes, j’en ai vu beaucoup, et de vrais Russes - des comtes, des barons, des princes, et non de pauvres chauffeurs de taxi -, ils parlaient très bien le français, mais avec un accent que tu n’as pas.22

Le français est la langue du déracinement, et le « passage » à une autre langue est la métaphore par excellence de l’exil et de l’errance, à l’image de ce Paris nocturne, cette métropole étrangère et hallucinatoire, ce pays lointain et indifférent où le narrateur roule sans fin et qu’il ne parvient jamais à traverser :

Et dans mes rares moments de soudaine illumination, je m’étonnais de rouler nuitamment dans cette immense ville étrangère qui aurait dû passer et s’évanouir, tel un train, mais que je n’arrivais toujours pas à traverser - comme dans un rêve, lorsqu’on veut se réveiller et qu’on n’y parvient pas.23

Cet écueil du bilinguisme, avec la méfiance qu’il engendre, ouvre pour le narrateur et son double une ère d’isolement et d’incommunicabilité. La langue, dans sa maîtrise parfaite ou son ignorance est toujours « étrangéité », le destin de l’homme transposé dans un autre temps, dans un autre espace, et peut-être dans un autre corps.

Dans une étude sur Gazdanov, intitulée « Lica Pariža » (« Les visages de Paris »), Serguej Fedjakin souligne une donnée biographique capitale : d’origine ossète par son père et sa mère, Gazdanov avait vécu un premier exil linguistique symbolique, puisqu’il ne parlait pas la langue de ses parents et de ses ancêtres :

[...] d’origine ossète, Gajto Gazdanov est né à Saint-Pétersbourg. Il aurait dû être lié à sa patrie d’origine par sa généalogie : sa mère, Marija Nikolaevna Abacieva, venait d’une famille aristocratique. Mais le fossé entre lui et ses origines était infranchissable : il ne connaissait pas la langue ossète. Plus tard, il en fera l’aveu dans une lettre à Aza Hodarceva, avec un sentiment de gêne manifeste : « Tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit en russe. Malheureusement, je ne connais pas l’ossète, même si mes parents le connaissaient parfaitement, sans parler de ma grand-mère, avec laquelle je communiquais à l’aide d’une interprète - cette interprète était le plus souvent ma tante, Evguenija Sergeevna... »24

En écrivant en russe, l’écrivain n’en reste pas moins un émigrant en matière d’esthétique et de style. Les langues se mélangent comme se mélangent les paysages et les noms :

Par quelle incroyable concours de circonstances, mes errances de jeunesse - l’hiver, la Russie, la neige sous un énorme soleil rouge, le Caucase, le Bosphore, Dickens, Hauptmann, Edgar Poe, Ophélie, le Cavalier de Bronze, lady Hamilton, le viseur du canon [...] ; Shakespeare, et le grand Inquisiteur, et la mort du prince André, et Budapest avec ses ponts sur le Danube, et Vienne, et Sébastopol, et Nice, et les incendies à Galata, les coups de feu, la mer, les villes et les courants silencieux du temps dont j’avais saisi le mouvement irréversible dans ce café du boulevard, en écoutant la musique d’un orchestre fortuit [...].25

La confusion des langues des Chemins nocturnes renvoie symboliquement au mythe de la tour de Babel qui résume si bien le drame du narrateur : l’impossible dépassement de sa condition humaine. Et comme dans le Voyage au bout de la nuit26, on ne sort pas de la malédiction biblique pour laquelle la ville est péché. Cette ville chaotique et apocalyptique traversée par d’interminables chemins nocturnes, sans fin ni sens, ce paysage urbain mort, noyé dans les ténèbres par une musique qui s’évanouit dans un espace aliéné, n’est-ce pas la tour de Babel ? Les langues sont au centre du mythe, alors que dans Chemins nocturnes la seule réalité de l’univers chancelant restent les êtres de « parole », comme Platon, l’ivrogne philosophe, ou Raldi, la courtisane déchue. Leur intelligence et leurs paroles totalement exemptes de méchanceté et d’amertume aident le narrateur à exorciser les menaces d’un univers apocalyptique. La prostituée Suzanne à la dent en or, l’enlèvement d’un général russe et la philosophie de Nietzsche, sont autant de « voix » étrangères et cacophoniques.

Que dit le mythe de la tour de Babel : les hommes ne s’entendent plus car ils ne parlent plus la même langue. Une société sans âme et sans amour est vouée à la dispersion. Et l’union ne peut être restaurée que dans le miracle des langues.

Gazdanov reconnaît les antinomies de l’acte créateur suspendu dans le vide entre des expériences innommables et des mots vides de sens. Il semble bien qu’il est impossible d’arracher l’expérience aux sphères confuses du psychisme humain et de l’amener, grâce au langage, à la conscience claire.

En donnant à voir et à lire l’étrangeté du langage et les insuffisances dont il souffre, Gazdanov rejoint une des questions-clés de la modernité littéraire. Et, si chez Proust le talent de pasticheur du narrateur est d’abord au service de la remise en cause d’une conception de la littérature, chez Gazdanov l’utilisation de l’argot parisien ouvre une discussion sur les capacités du langage à rendre compte de l’expérience humaine, réflexion que Gazdanov faisait déjà au début de sa carrière littéraire :

Au-delà des frontières de notre réalité habituelle se produisent des phénomènes, qui ne correspondent pas aux lois que nous connaissons - d’autant plus que nous ne disposons pas de cette capacité à distinguer les manifestations des sentiments et des impressions, comme nous distinguons par exemple les couleurs ou les volumes. Nous ne pouvons définir ni ce qu’est la peur, ni ce qu’est la mort, ni ce qu’est le pressentiment. Dans la langue courante nous connaissons les mots pour désigner les phénomènes physiques les plus divers ; mais la même langue nous trahit lorsque nous pénétrons dans le domaine d’autres concepts, des concepts d’ordre émotionnel. Et alors, cette langue qui nous est si familière se met à résonner comme une langue étrangère...27

Pour celui qui a choisi d’être écrivain, le premier exil reste sans doute l’écart qui, dans les mots, le sépare de la formulation totale et juste, lorsque cette « langue qui nous est familière, résonne comme une langue étrangère ». Mais le paradoxe, c’est que cette conscience aiguë de la faiblesse et de l’imperfection d’une langue, lorsqu’on les compare avec la plénitude du réel et la richesse du senti, provoque précisément l’impulsion qui engagera l’écrivain à inventer un instrument susceptible de réduire cette distance. En avance sur ses contemporains, Gazdanov a su reconnaître au cœur des mots cette faille originelle qui les doue d’une formidable puissance de renouvellement. Dans la première version des Chemins nocturnes, il associe et mêle les mots français aux russes, comme pour renouveler le langage usé et impuissant « à détacher une parole seconde de l’engluement des paroles premières... », selon l’expression de Roland Barthes28. L’écriture des Chemins nocturnes intégrant des éléments de français argotique semble proposer une alternative : le langage peut rendre compte de l’expérience humaine en s’écartant de toute utilisation conventionnelle et en reproduisant l’état originel du langage, celui d’avant la tour de Babel : lorsque tous les hommes parlaient la même langue29.

 

Notes

1 Gajto Gazdanov consacre à la Résistance son seul texte en français : Je m’engage à défendre, Paris, Défense de la France, 1946.
2 Il sera le correspondant à Paris de Radio Liberty de 1959 à 1967.
3 L. Dienes, Russkaja literatura v izgnanii : žizn’ i tvorčestvo Gajto Gazdanova, PhD, Harvard University, 1977. L. Dienes, Russian literature in exile : the life and work of Gajto Gazdanov, Munich, 1982.
4 V. Varšavskij, Nezamečennoe pokolenie, New York, Izdatel’stvo imeni Čehova, 1956.
5 Citation d’après G. Nivat, in Russie-Europe. La fin du schisme, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1993, p. 665.
6 Elena Balzamo, préface des Chemins nocturnes, Paris, Éditions Viviane Hamy, 1991, p. 12 :
7 G. Struve, Russkaja literatura v izgnanii (La littérature russe en exil), Paris-Moscou, YMCA Press, Russkij put’, 1996, p. 198 :
« Попадаются у него (и притом в такой поздней вещи, как “История одного путешествия”) такие лапсусы, как “бежащих” (“глуховатым звуком волн, бежащих вдоль крутого борта”). »
8 Trad. E. Balzamo, op.cit., p. 246.
«Я подумал, - из какой глубины дошли до него эти слова забытой песни на чужом языке, которых, если бы он продолжал жить, так, как жил раньше, он не вспомнил бы до смерти. Он говорил теперь по-русски, не вставляя французских слов, и это тоже было тревожным признаком; до сих пор он избегал русского языка.» (G. Gazdanov, Nočnye dorogi [Chemins nocturnes], in Večer u Klēr, Romany i rasskazy, Moscou, Sovremennik, 1990, p. 411).
9 Sovremennye zapiski (Les Annales contemporaines), n° 69, 1939, p. 170 (traduction de l’auteur) :
«И вспоминая эти годы, я нахожу в них начала недугов, терзаюших меня, и причины раннего моего увядания.»
10 La traduction française a été faite d’après l’édition en volume et tous les dialogues en français ont donc été « retraduits » du russe, au lieu de conserver l’argot parisien de la version originale.
11 Lettre reçue par A. Hodarceva le 9 décembre 1964 et publiée dans Literaturnaja Osetija (L’Ossétie littéraire), n° 71, 1988, p. 103-104 :
«Вторую свою книгу, которая называется “Ночные дороги” и которая вышла по-русски в 52-м году в Нью-Йорке, постараюсь найти. Там несколько мест, которые можно было бы вырезать без особого для неё ущерба. В том виде, в каком она вышла, она не вполне соответствует рукописи. В оригинальном тексте большинство диалогов- на французском языке, причем не академическом, а языке парижского дна. Но перевёл эти диалоги на русский язык я сам по просьбе издательства, только вместо того, чтобы поместить их в виде сносок, издатели французский текст просто ликвидировали и заменили русским. Беда в общем небольшая, т.к. средний русский читатель все равно обращался бы к русскому переводу, не все же обязаны знать парижское “арго”.»
12 Trad. E. Balsamo, op. cit., p. 221.
«Я часто думал, что в жизни, которую мне пришлось вести, самой главной и неизменной особенностью- всегда и всюду- была неверность дальнейшего, его неизбежная неизвестность. Точно также, как в других странах, где я был то бродягой, то солдатом, то гимназистом, то невольным путешественником, я никогда не знал, что со мной случится и окажусь ли я, в результате всех чудовищных смещений, которых я был свидетелем и участником, - в Турции или в Америке, во Франции или в Персии, - также и здесь в Париже, несмотря на монотоность одной и той же работы, я каждый день испытывал такое ощущение, какое испытывал бы, следя за ручьем, теряющимся в песках.» Nočnye dorogi (Chemins nocturnes), in G. Gazdanov, Večer u Klēr, Romany i rasskazy, Moscou, Sovremennik, 1990, p. 391.
13 « Nočnaja doroga » (« Chemin nocturne »), Sovremennye zapiski (Les Annales contemporaines), n° 69, 1939, p. 173 (traduction de l’auteur) :
«[...] население ночного Парижа, [которое] резко отличалось от дневного и состояло из нескольких категорий людей, по своей природе и профессии чаще всего заранее обречëнних».
14 M. Cohen, Histoire d’une langue : le français, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1987, p. 371.
15 Dans la traduction française (E. Balzamo, op. cit.), on trouve « pas un sou ! » pour « des clous », et « tu exagères ! » pour « tu charries ! » (p. 26). « À ces mêmes heures apparaissait une vieillarde efflanquée, édentée, ivre morte, qui, sitôt entrée, criait : “Pas un sou !” Quand elle devait payer son verre de vin blanc, elle disait au garçon d’un air toujours étonné : “Non, là tu exagères.” [...] un habitué, en la voyant se diriger vers le café, se retournait : “Voilà Pas-un-sou qui arrive”. [...] “Je te jure, Roger, c’est vrai, je t’aimais. Mais en te voyant dans cet état...” (p. 26-27).
16 Nočnaja doroga, op. cit., p. 178.
17 Ibid., p. 184.
18 Ibid., p. 187.
19 Nočnye dorogi, op. cit., p. 253.
20 Nočnaja doroga, op. cit., p. 113.
21 Trad. E. Balzamo, op. cit., p. 42.
«Никто из них не знал по-французски, так же как не знали этого языка и другие- двое русских, приехавших с немецких шахт, один беглый испанец, несколько португальцев и маленький итальянец с нежным лицом и белыми руками, тоже неизвестно почему попавший из Милана во Францию, - мои товарищи по работе. Когда мы выстроились утром, пришел директор, полный мужчина с заплывшыми глазами под золотым пенсне; он осмотрел нас и потом сказал шефу, который его сопровождал :
- это просто беглые каторжники.
Но никто из них не понял этой фразы.» (Nočnaja doroga, op. cit., p. 258).
22 Trad. E. Balzamo, op. cit., p. 64.
«Видите ли что, мадам, - сказал я, садясь опять за руль, чтобы вас окончательно убедить, я вам должен сказать, что я не только не Дедэ, но что я не француз, я- русский.
Она не поверила мне.
Я могу сказать, что я японка, -сказала она,- это будет так же неубедительно. Я хорошо знаю русских- графов, баронов и князей, а не несчастных шоферов такси, они все хорошо говорили по-французски, но у всех был акцент или иностранные интонации, которых у тебя нет.» (Nočnye dorogi, op. cit., p. 274).
23 Trad. E. Balzamo, op. cit., p. 41.
«И в минуты редких и внезапных просветлений мне начинало казаться совершено необъяснимым, почему я ночью проезжаю на автомобиле по этому громадному и чужому городу, который должен был бы пролететь и скрыться, как поезд, но который я все не мог проехать, точно спишь и силишься, и не можешь проснуться.» (Nočnye dorogi, op. cit., p. 257).
24 S. Fedjakin, « Lica Pariža » (« Les visages de Paris »), [http://hronos.km.ru/proekty/gazdanov/index.html], page visitée le 26 novembre 2004 :
«[...] осетин Гайто Газданов родился в Петербурге. С исторической родиной его должна была связывать родословная : мать, Мария Николаевна Абациева, происходила из аристократической семьи. Но была непреодолима пропасть между ним и его происхождением : он не знал осетинского языка, о чем признавался позже в письме Азе Ходарцевой, явно испытывая неловкость: Все, что я писал, я писал по-русски. Оссетинского языка я, к сожалению, не знаю, хотя его прекрасно знали мои родители, не говоря уже о бабушке, с которой я разговаривал через переводчицу- переводчицей чаще всего бывала Евгения Сергеевна, моя тетка [...].»
25 Trad. E. Balzamo, op. cit., p. 163-164.
«В силу какого невероятного стечения обстоятельств мои юношеские блуждания- зима, Россия, огромное красное солнце над снегом, Кавказ, Босфор, Диккенс, Гауптман, Эдгар По, Офелия, Медный Всадник, Леди Гамильтон, трехдюймовая пушка [...] Шекспир, великий Инквизитор, смерть князя Андрея, Будапешт и мосты над Дунаем, Вена, Севастополь, Ницца, пожары в Галате, выстрелы, море, города и беззвучно струящееся время - это невозвратное и безмолвное движение, которое я уловил последний раз именно тогда, в кафэ на бульварах, под музыку случайного оркестра [...].» (Nočnye dorogi, op. cit., p. 351).
26 Les manuscrits et les notes de Gajto Gazdanov, dont la majeure partie se trouve à Harvard, mentionnent l’influence sur la thématique et le style des Chemins nocturnes du roman de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, publié en 1932. Voir l. Dienes, Bibliographie des œuvres de Gajto Gazdanov, Paris, IES, 1982.
27 Citation tirée de Sovremennoe russkoe zarubež’e (La Russie hors-frontières de nos jours), Moscou, Asterl’, 2003, p. 477 :
«За пределами нашей обычной действительности происходят авления, которых мы не можем соглосовать с известными нам законами - тем более, что мы вообще лишены возможности так различать явления чувств или впечатлений, как мы различаем, например, цвета или величины. Мы не можем определить ни что такое страх, ни что такое смерть, ни что такое предчувствие. В обыкновенном языке мы знаем все слова для обозначения самых различных физических феноменов; но тот же язык изменяет нам, как только мы вступаем в область иных понятий, понятий эмоционального порядка. И столь привычная нам речь начинает звучать как иностранная...»
28 R. Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, p. 14-15.
29 À l’autre bout de l’Europe, ce sera le parti pris des futuristes russes, qui créent de toutes pièces une langue nouvelle, afin de restaurer la « pureté originelle », convaincus que la « réussite formelle » en littérature va de pair avec « une langue vierge ». Le succès de cette idée à l’époque du modernisme est développé par Georges Steiner (Après Babel, une poétique du dire et de la traduction, Paris, Albin Michel, trad. L. Lotringer, 1978, p. 179-180).

 

Pour citer cet article : Gayaneh Armaganian-Le Vu, « Les marqueteries langagières des Chemins nocturnes de Gajto Gazdanov », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=52