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ENS Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

La pensée historiosophique et politique
d’Il’ja Fondaminskij

Nikita STRUVE
Professeur émérite, Université Paris X-Nanterre

 


Article au format pdf


Mots-clés : tsarisme, révolution, bolchevisme, libération, sacrifice

 

Je me suis proposé d’évoquer l’une des figures les plus étonnantes et les plus admirables de l’émigration russe de Paris, Il’ja Fondaminskij-Bunakov (Bunakov a été son nom de plume) et d’exposer sa pensée historiosophique et politique. Lors de la préparation de ce colloque, un membre du Conseil scientifique a dit qu’il fallait se garder d’adopter -&nbvsp;science oblige - un ton trop hagiographique. Je crains, du moins dans l’introduction biographique, de contrevenir à cette recommandation en soi légitime. Mais Georgij Fedotov dans son article nécrologique de 1948 n’écrivait-il pas qu’il est difficile d’évoquer Fondaminskij sans tomber dans le ton hagiographique1. À cela s’ajoute aujourd’hui une composante historique. En 2004, Il’ja Fondaminskij, contre toute attente, a été canonisé par l’Église orthodoxe à titre de martyr et d’homme de bien. Il est mort en 1942 en Allemagne dans un camp de concentration nazi, sans que l’on sache exactement ni où ni dans quelles circonstances ; selon certaines rumeurs, il aurait été abattu par un convoyeur allemand lors d’un transfert.

Si l’on accepte la définition métaphorique d’Ossip Mandel’štam selon laquelle la valeur d’un poète se mesure à l’usure de ses chaussures, c’est-à-dire au chemin parcouru, entre le point de départ et le point d’arrivée, et si on l’applique à Fondaminskij, on sera amené à parler du génie particulier de cet homme, un révolutionnaire bourgeois juif qui a vécu et est mort en odeur de sainteté. Son génie ne s’est pas exprimé dans la création littéraire - bien qu’il fût un remarquable éditeur de revue -, ni dans le domaine artistique - bien qu’il eût animé des groupes de théâtre -, ni même dans la pensée, mais existentiellement, dans la réflexion et l’action - politiques, sociales, culturelles -, et dans sa destinée, marquée très tôt par le don de soi jusqu’au don final, celui de sa vie.

Mais trêve d’hagiographie, voici quelques traits rapides pour situer sa vie qui à certaines époques frise le roman d’aventure, voire le roman policier. Né à Moscou en 1880 dans une famille moscovite juive particulièrement aisée, Fondaminskij fait ses études dans l’une des meilleures écoles privées de la capitale (Krejman), alors que son frère aîné, déporté pour faits révolutionnaires, meurt en Sibérie en 1896. Il parfait ses études dans les universités allemandes, se marie en 1902 avec Amal’ja Gavronskaja, issue elle aussi d’une famille juive nantie, dotée d’une importante fortune acquise dans le commerce du thé. Le penchant révolutionnaire de Fondaminskij s’éveille dès la fin de ses études secondaires, sans doute suscité par la tragique destinée de son frère. En 1902, rentrant d’Allemagne avec sa femme, il est arrêté pour ses liens avec le parti socialiste-révolutionnaire et mis au secret. Ce jeune homme de vingt-deux ans connaît alors dans sa cellule une expérience qu’il a dit plus tard avoir été religieuse, voire mystique. Libéré peu après, il revient en Allemagne mais trois ans plus tard, rejoint la Russie pour participer à la révolution de 1905, où il soutient la révolte qui se termine dans le sang, d’un cuirassé de la Mer Baltique Mémoire d’Azov. Deux fois jugé par la cour martiale à Revel et à Saint-Pétersbourg, alors que tous s’attendaient à la peine capitale, Fondaminskij est acquitté... Il émigre à Paris où Dmitrij Merežkovskij exerce sur lui une profonde influence spirituelle. Toujours membre du parti socialiste-révolutionnaire, le voilà de nouveau en Russie en 1917, aux côtés du Gouvernement provisoire : nommé haut commissaire de la flotte de la Mer Noire, il cherche à contrer la bolchevisation des marins. Élu à la Constituante député SR, il évite de peu d’être abattu par l’un des marins qui l’avait reconnu. Après le coup d’État bolchevique, muni de faux papiers, il cherche à gagner avec son ami Mark Višnjak la Sibérie. Reconnu par le bolchevik Raskol’nikov, il échappe de façon inattendue à l’arrestation. Puis ce sera l’émigration à Paris où il va donner toute la mesure de son engagement dans la lutte avec le bolchevisme qu’il affirme « détester de la dernière haine ».

Jusqu’à la Révolution et pendant la tourmente révolutionnaire, Fondaminskij, apparemment, n’a presque rien écrit. Il avait la réputation d’un orateur fécond et brillant. Dans l’émigration, à l’opposé, il se rend compte que la pensée et la parole écrites priment sur l’action. Avec Višnjak et Vadim Rudnev il fonde les Sovremennye Zapiski (Les Annales contemporaines), épaisse revue, à laquelle, à quelques exceptions près, collaborent tous les meilleurs écrivains, critiques et analystes politiques de l’émigration, ce qui fera dire à certains que par sa qualité et son importance elle avait dépassé ses illustres devancières dont elle n’avait pas craint de reprendre les titres : Sovremennik (Le Contemporain) et Otečestvennye Zapiski (Les Annales patriotiques), en les juxtaposant. Fondaminskij, écrit Višnjak dans son livre-souvenir consacré aux Annales contemporaines, était grâce à son dynamisme, son esprit d’ouverture et son proverbial désintéressement, l’âme de la revue2.

Dès 1920, dans le second numéro et jusqu’en 1940 dans le soixante-dixième et dernier numéro de la revue, Fondaminskij-Bunakov publie de façon intermittente une immense étude historique de près de 600 pages, restée apparemment inachevée (rien ne permet de l’affirmer avec certitude, car les archives tout comme la bibliothèque de Fondaminskij ont disparu, après son arrestation par les Allemands, de son appartement parisien de l’avenue de Versailles). Intitulée Les Voies de la Russie (Puti Rossii) cette étude semble refléter un laborieux effort afin de comprendre pour quelles raisons l’Empire russe, alors qu’il était en pleine ascension économique, sociale et culturelle, s’est effondré en 1917 comme un château de cartes. Entreprise gigantesque et pour le lecteur, déroutante. Dans les huit premières livraisons Fondaminskij se livre à une étude fouillée des différentes civilisations, égyptienne, grecque antique, romaine, chinoise, hindoue, en les comparant à l’occasion et, il faut le dire, rapidement, à la civilisation russe. Cette vaste fresque disproportionnée, sans véritable ordre chronologique, pourrait être comparée à celle, postérieure, d’Arnold J. Toynbee, si elle n’était intitulée Les Voies de la Russie et ne souffrait pas d’être dominée par une idée centrale qui détermine le choix des exemples et des témoignages. Plutôt qu’avec Toynbee, je mettrai volontiers en parallèle ce travail de Pénélope avec la fameuse Sémiramide (Semiramida) d’Aleksej Homjakov, sorte d’histoire universelle, non sans qualités, mais abondante et inachevée qui a toujours découragé le lecteur, même le mieux disposé, et qui, elle aussi, a été entreprise pour tenter de dégager la spécificité de l’entité russe. Qui trop embrasse peu étreint. Nous trouvons là un trait récurrent de la mentalité russe, positif et négatif à la fois, l’aspiration parfois maladroite à une vision universaliste. Ce n’est qu’au neuvième article, c’est-à-dire au bout de deux cents pages, que Fondaminskij aborde enfin l’histoire russe, la Russie moscovite d’abord, puis l’Empire - pour analyser les règnes successifs de Pierre le Grand, Catherine II, Alexandre Ier et enfin Nicolas Ier, sur lequel en 1940 son étude s’arrête.

Heureusement pour nous, à mi-parcours, en 1931, sans délaisser les Sovremennye zapiski, mais déçu par leur inconsistance idéologique, Fondaminskij crée avec Georgij Fedotov et Fedor Stepun, une nouvelle revue Novyj Grad (La Nouvelle Cité). Dès le premier numéro, dans un article dirigé cette fois délibérément vers l’avenir, il nous livre un résumé de son étude historiosophique, plus exactement un exposé de ses thèses principales. Il ne revient pas sur les grandes civilisations anciennes ou modernes décrites dans les Sovremennye zapiski. Leur description lui avait été nécessaire pour mettre en évidence la spécificité de la civilisation russe, parfois semblable, parfois opposée, mais dans son parcours sensiblement, selon lui, différente du monde occidental dont elle n’a pas cessé de subir l’influence.

Dans l’essai Les Voies de la Russie on pourrait voir une réhabilitation du principe monarchique. Ce qui ne serait vrai que dans une perspective historique. Pour Fondaminskij « la monarchie est morte à jamais » et pour cette raison il n’est plus seyant de la haïr (ce qu’il avait sans doute fait), on peut désormais l’aborder en toute objectivité. Mais selon lui il est faux de dire, comme l’avait toujours affirmé l’opinion publique de gauche, que l’autocratie a été un pouvoir tyrannique, fondée sur la violence, l’oppression du peuple, destructeur de la puissance politique et économique de la Russie. Certes, ce pouvoir a pu être dur, parfois cruel, à l’image de la vie sociale des siècles passés. Mais l’autocratie s’appuyait sur l’adhésion quasi-religieuse du peuple à la personne du tsar, considéré comme recevant son autorité de Dieu, et face auquel, en définitive, tous, nobles comme paysans, étaient égaux. Il forge même à cette occasion le mot-concept de tsareljubie (« tsarophilie »). Dans les chapitres qui suivent, Fondaminskij s’attache à montrer que toutes les révoltes, que ce soit celle de Pugačev ou celle des Décembristes, étaient, du moins dans la mentalité du peuple, dirigées non contre le tsar ni contre le principe monarchique, mais au nom de la légalité de la succession, au nom des vrais tsars opposés aux usurpateurs, comme Pierre III à l’époque de Pugačev ou Constantin lors de la révolte des Décembristes.

La faiblesse interne de l’Empire tenait, aux yeux de Fondaminskij, en premier lieu, au fait que l’occidentalisation s’était plaquée sur une théocratie de type moyenâgeux et oriental. Pour lui l’Empire ressemblait à l’une de ces nombreuses églises occidentales qui, avec sa coupole Renaissance, son autel baroque et ses tableaux modernes, semble appartenir aux Temps Modernes ; mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que son plan est cruciforme, ses piliers et ses murs gothiques, ses voûtes - des ogives, autrement dit, elle est du Moyen Âge. À côté de la modernisation promulguée par le pouvoir, il y eut, à partir du xixe siècle, une autre force agissante dans le pays, celle qu’on appelle communément l’intelligentsia (intelligencija), les intellectuels de gauche, que Fondaminskij désigne par le concept d’« ordre » (orden), sur le modèle des ordres religieux occidentaux. S’il assimile l’intelligentsia à un ordre religieux occidental, c’est parce que celle-ci s’est vouée dans une démarche quasi religieuse, parfois jusqu’au sacrifice de soi, d’une part, à édifier une importante culture, d’autre part à saper les fondements religieux de la monarchie. Et dans ces deux taches, elle avait réussi. La « tsarophilie » a été progressivement laminée, et c’est « le hiatus entre la conscience du peuple et l’être impérial »3 qui a entraîné l’effondrement de l’Empire, alors qu’il se trouvait au faîte de sa puissance : l’âme nationale n’adhérait plus au principe qui l’avait formée et cimentée.

Cette interprétation du passé devait déterminer l’attitude de Fondaminskij à l’égard du bolchevisme et du chemin à suivre pour le combattre efficacement et aboutir à la libération (inversement sa vision du présent n’a pas été sans déteindre sur sa vision du passé). Son regard sur le présent et l’avenir, Fondaminskij l’a exposé dans cinq courts articles (aucun d’eux ne dépasse quinze pages) publiés dans Novyj Grad entre 1931 (numéro 1) et 1935 (numéro 10). Ces quelque soixante pages au total offrent un contraste saisissant avec les 600 pages de la fresque historique.

Dans l’idée qu’on se fait communément du bolchevisme dans l’émigration, affirme Fondaminskij, on se trompe quand on le présente comme le pouvoir d’un petit groupe d’hommes pervers et cupides. « Les bolcheviks, écrit-il, représentent une secte puissante qui possède une vision intégrale du monde, qui croit avec fanatisme à la vérité de sa doctrine. Le pouvoir bolchevique est une fausse théocratie, ou si vous le voulez, une satanocratie. »4 En 1918-1919, il a vaincu moins par la force des armes que par l’adhésion d’une bonne partie de la population. Douze ans après la tourmente révolutionnaire, il continue de dominer les âmes par un système d’éducation implacable. « Toute la jeune génération a été formée par les bolcheviks... et même ceux qui haïssent le régime soviétique, sont gagnés par son esprit dans le quotidien, dans les habitudes, leurs idées sur Dieu, la morale, la famille, l’amour. »5

Pour Fondaminskij la conclusion s’impose : on ne combattra pas le bolchevisme par un retour au passé, ni par une lutte armée, au demeurant vaine, mais uniquement en lui opposant un idéal, une vision du monde cohérente, structurée, apte à reconquérir les âmes, fût-ce à très longue échéance. Cette vision du monde doit être élaborée dès maintenant, dans l’émigration, par un nouvel « ordre » de personnes convaincues, prêtes au sacrifice, qui constituera le laboratoire et les prémices de l’« ordre » supposé à l’avenir pouvoir se former et agir en Russie6. Ce laboratoire et cet « ordre », Fondaminskij cherchent à les créer autour du groupe de Novyj Grad, qui réunit Fedotov, Stepun, Nikolaj Berdjaev, Mère Marija Skobcova, Konstantin Močul’skij et d’autres personnes moins illustres.

Dans son second article, Fondaminskij expose ses divergences avec Kerenskij7 (il s’agit du compte rendu d’une discussion qui a eu lieu lors d’une réunion organisée par le journal Dni [Jours]). Kerenskij, nous dit-il, est optimiste quand à l’évolution du capitalisme occidental (nous sommes, je le rappelle, en pleine crise économique mondiale) qui va s’orienter vers plus de planification et une meilleure distribution, mais il est pessimiste quand au capitalisme d’État soviétique qui n’a même pas réussi à régler le problème de la production. S’il ne procède pas à une refonte économique totale, le régime soviétique est condamné à disparaître à brève échéance. Fondaminskij affirme son désaccord avec les deux postulats. Il pense que la crise du capitalisme libéral est une crise du système lui-même qui est voué à se rénover (il s’appuie là sur l’exemple de l’Angleterre), mais surtout il est persuadé que le régime soviétique est solide, qu’il est appelé à durer, bien que la Russie souffre de la faim, de la misère et de la violence. Pour lui la vision matérialiste de Kerenskij, selon laquelle les régimes se déterminent par l’économie, est une vision éculée. Toutes les révolutions européennes des xviiie et xixe siècles ont éclaté dans des périodes de grande prospérité économique. Et Fondaminskij réaffirme son intime conviction, son idée clé que l’on peut qualifier d’idéaliste : l’organisation sociale repose sur l’âme du peuple. Pour lui, tout le problème est de savoir comment détourner l’âme du peuple russe de son envoûtement... À soixante-dix ans de distance, pouvons-nous porter un jugement sur cette controverse ? L’optimisme de Kerenskij sur l’évolution du capitalisme paraît confirmé par l’histoire, plus exactement, le capitalisme est en crise perpétuelle, oscillant sans cesse entre les tendances étatistes et les tendances libérales. Mais Fondaminskij semble avoir eu raison pour ce qui était de la stabilité du régime soviétique indépendamment du désastre économique qu’il avait provoqué. S’il s’est effondré au bout de soixante-dix ans comme un château de cartes, c’est qu’il n’avait strictement plus rien à donner à l’âme de son peuple (comme l’avait du reste prévu, avec une précision étonnante, Vasilij Rozanov dès 1912 : le socialisme s’instaurera parce que les hommes ont faim, mais il s’écroulera à la troisième génération parce qu’il n’aura rien su construire ni donner pour faire rêver le peuple).

Fondaminskij ne s’est pas contenté de formuler les thèses qui déterminaient son inlassable activité dans l’émigration pour maintenir un haut niveau de culture et entretenir la foi dans un nouvel « ordre » d’intellectuels qu’il cherchait à créer. À la suite de Fedotov, il s’est interrogé sur ce qu’allait ou pourrait être, au bout de quelques décennies du régime soviétique, le système économique dans une Russie désormais libre8. Fedotov émettait l’idée que, quelle que soit l’évolution du capitalisme en Occident, la Russie avec son siècle de retard devait nécessairement passer par les différents stades du capitalisme occidental. Fondaminskij approuve les mesures concrètes proposées par son ami, mais reste perplexe. Il se demande comment l’économie russe, totalement planifiée, étatisée à outrance, se retrouvant d’un jour à l’autre après la chute du régime bolchevique dans l’environnement de l’économie mondiale, pourrait s’adapter à l’économie capitaliste, fondée sur le libre marché, la propriété privée et le capital ? Où sont pour cela les présupposés historiques, économiques et psychologiques ? À cela s’ajoute la conviction de Fondaminskij que le capitalisme se trouve dans une impasse et qu’il suscite chez les contemporains haine et répulsion Aussi propose-t-il que le gouvernement postbolchevique, tout en rétablissant le marché, la propriété, l’accumulation des capitaux privés, maintienne l’économie dans le cadre d’une planification globale et sous une direction étatique très ferme. À titre d’exemple, il propose que tout en rendant aux paysans la terre, l’État conserve les sovkhozes rentables ou ne privatise pas entièrement les branches de l’industrie lourde. Il prévoit, quelque soixante ans à l’avance, que le capital étranger hésitera à s’investir dans un pays aussi instable que sera la Russie postbolchevique. De toute façon, conclut-il, l’économie de la Russie enfin libre de l’asservissement communiste, sera loin de l’idéal que se propose la démocratie mondiale. Le régime économique des démocraties est un idéal difficile à atteindre non seulement pour la Russie, mais également pour l’Europe. Tributaire de son temps, Fondaminskij était persuadé que les voies suivies pour approcher cet idéal seraient en Russie et en Europe divergentes : l’Europe s’orientant vers une économie planifiée, la Russie, elle, dans un premier temps, s’attachant à la libéralisation de son économie, de l’emprise de l’État, et formulait le souhait que ces deux mouvements en sens contraire puissent un jour se rencontrer... La vision de Fondaminskij eût été plus juste si le bolchevisme se fut effondré à la mort de Stalin, or il a duré encore quarante ans, jusqu’aux années où le capitalisme mondial après une phase étatiste revient au libéralisme, ce qui effectivement semble avoir eu pour une Russie convalescente des conséquences fâcheuses. L’article de Fondaminskij qui se voulait être un correctif à celui de Fedotov, a suscité les objections du juriste p. Mihajlov dans le numéro suivant de la revue, Pour ce dernier, sorti de l’épreuve bolcheviste, la Russie passera par une phase de dépression, de fatigue et ne se passionnera guère pour l’idée de l’édification d’une Cité nouvelle. Le libéralisme petit-bourgeois et l’individualisme vont dominer. Le rétablissement de la Russie, en vertu des lois psychiques, va se passer dans l’anarchie, cahin-caha, à tâtons, avec retour à l’accumulation initiale. Fondaminskij reste fondamentalement optimiste, il constate une Europe nullement fatiguée par la guerre, en ébullition, à la recherche de solutions nouvelles, même si celles-ci sont erronées, voire perverses. Il soupèse le capital d’essor accumulé par la Révolution française, laquelle ne peut se comparer à la violence et à l’expansion de la révolution russe, qui se veut être l’amorce de la révolution mondiale et exerce une fascination non seulement en Europe, mais en Asie : c’est un processus de longue durée qui s’étalera, affirme-t-il prophétiquement, sur tout le xxe siècle, et, paraphrasant l’hémistiche de Aleksandr Blok dans le poème La bataille de Koulikovo, il intitule sa réponse à Mihajlov : « Nous ne connaîtrons pas le repos. »9 L’exemple de Gandhi qui a réveillé les Indes, celui de Roosevelt qui a reconverti le capitalisme américain, nourrissent son optimisme. Si Fondaminskij paraît avoir raison contre Mihajlov dans les limites du xxe siècle, il sous-estime les conséquences de la terrible saignée à laquelle la Russie sera soumise pendant près de quarante ans. Dès ses premiers articles il constatait que le bolchevisme était responsable de morts par millions, il admettait que le régime allait durer encore plusieurs décennies, mais n’en tirait pas la conclusion ou l’interrogation qui s’imposait : un pays saigné à blanc pourrait-il un jour retrouver son essor ?

Le dernier écrit de Fondaminskij date de 1935. Il est le plus court, dépasse à peine trois pages10. Il s’agit du schéma d’un discours prononcé lors de l’inauguration du Club postrévolutionnaire sur le thème « Devons-nous revenir en Russie ? ». En effet, cette année-là, la propagande aidant, certains émigrés russes sont de nouveau tentés par un possible retour dans la mère patrie. La collectivisation est achevée, les persécutions antireligieuses s’atténuent, Stalin emprunte une phraséologie nationaliste, une constitution démocratique semble en gestation. Fondaminskij reste inébranlable. « Le pouvoir bolchevique, - affirme-t-il -, est une secte fanatique incapable d’évoluer. »11 Héritiers pervers de l’ordre d’Ignace de Loyola et de l’intelligentsia russe, Lenin et ses disciples croient dur comme fer à leur idéologie. La politique extérieure nationale de Stalin n’est qu’une manœuvre, comme l’avait été en son temps la NEP12, car l’Union soviétique est prise en tenaille entre le Japon et l’Allemagne. Il lui faut à tout prix sauver le bastion de la révolution mondiale. Fondaminskij continue : toute la population et la jeunesse du pays sont entièrement éduquées et scolarisées dans l’esprit du bolchevisme. Mais viendra un temps et il est peut-être déjà venu, où cette nouvelle génération va se poser des questions sur la personne humaine, sur la liberté, sur Dieu. Alors le conflit avec l’idéocratie deviendra inéluctable. Comme les intellectuels du passé, la jeunesse soviétique va former des cercles clandestins et remplir les prisons. Puis elle enverra les meilleurs dans l’émigration pour mieux comprendre et pour que soient créés à l’étranger des émetteurs radio capables d’envoyer vers leur patrie les ondes de la pensée libre. Étonnante prophétie de la deuxième et surtout de la troisième émigration... Dans la vision de Fondaminskij, Radio-Liberty existe déjà.

Et de conclure : « Pourquoi alors devrions-nous rentrer en Russie ? Ne devons-nous pas assumer dès maintenant la mission que viendront nous apporter les futurs envoyés ?... Quand les jeunes me demandent ce qu’ils doivent faire, je leur dis de rester ici. »13 Lucidité et courage ont toujours été les dominantes de la pensée et de l’action de Fondaminskij.

Retour à l’hagiographie. La montée inexorable du nazisme, puis la défaite de la France devaient mettre à rude épreuve son optimisme. Toutefois Fondaminskij ne cède pas à la tentation de partir aux États-Unis, comme le font Fedotov ou Mark Aldanov. À rebours, il quitte la zone libre pour regagner Paris malgré les menaces qui pèsent sur lui en tant que juif. Au déclenchement de la guerre contre l’URSS il est arrêté et envoyé avec plusieurs dizaines d’autres émigrés russes au camp de Romainville. Mais si la plupart des émigrés sont rapidement libérés, Fondaminskij reste interné en tant que juif. Ses amis lui proposent une évasion en douceur sous prétexte d’un transfert pour raison de santé dans un hôpital : Fondaminskij refuse net « pour mourir avec les juifs ». Au camp de Compiègne où il est envoyé, il reçoit enfin le baptême différé pendant de nombreuses années par un tenace sentiment d’indignité. Sa bonne humeur ne faiblit pas. Il écrit à ses amis, « on me considère comme le détenu le plus joyeux du camp »14. Mais la fin approche : en 1942, il est déporté en Allemagne, parachevant par un sacrifice quasi volontaire une vie consacrée entièrement à aider et à réconforter son prochain.

 

Notes :

1 G. Fedotov, « I. I. Fondaminskij v èmigracii » (« I. I. Fondaminskij dans l’émigration »), Novyj žurnal (Nouvelle revue), 1948, n° 18, p. 317-329, repris dans Vestnik RHD (Messager de l’ACR), vol. 187, n° 1, 2004, p. 73-88. Traduction française in Messager orthodoxe, vol. 140, n° 1, 2004, p. 47-61.
2 M. V. Višnjak, Sovremennye Zapiski, Saint-Pétersbourg, Logos, 1995, 2e éd.
3 I. Bunakov, « Puti osvoboždenija » (« Les voies de la libération »), Novyj Grad, n° 1, 1931, p. 43.
4 Ibid., p. 44.
5 Ibid., p. 46.
6 Ibid., p. 47-48.
7 I. Bunakov, « Dva krizisa » (« Deux crises »), Novyj Grad, n° 2, 1932, p. 28-38.
8 I. Bunakov. « Hozjajstvennyj stroj buduščej Rossii » (« Le régime économique de la Russie future »), Novyj Grad, n° 5, 1932, p. 21-35.
9 I. Bunakov, « Pokoja ne budet » (« Il n’y aura pas de répit »), Novyj Grad, n° 9, 1934, p. 26-46.
10 I. Bunakov, « Vozvraščat’sja li nam v Rossiju ? » (« Devons-nous rentrer en Russie »), Novyj Grad, n° 10, 1935, p. 128-131.
11 Ibid., p. 129.
12 Novaja ekonomičeskaja politika (Nouvelle politique économique).
13 I. Bunakov, « Vozvraščat’sja li nam v Rossiju ? », art. cité, p. 131.
14 Lettre privée adressée à Tamara Eltchaninoff (archives de l’auteur).

 

Pour citer cet article : Nikita Struve, « La pensée historiosophique et politique d’Il’ja Fondaminskij », colloque Les Premières Rencontres de l’Institut européen Est-Ouest, Lyon, ENS LSH, 2-4 décembre 2004, http://russie-europe.ens-lsh.fr/article.php3?id_article=71